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Le projet de Constitution européenne: des théories économiques douteuses érigées en normes constitutionnelles

Le projet de Constitution européenne est actuellement en panne. La droite politique et économique va néanmoins tenter d’imposer les objectifs principaux de ce projet: instauration définitive du monétarisme et de l’économie purement concurrentielle, suppression de l’obligation sociale des propriétaires. L’examen critique du projet de Constitution est donc toujours d’actualité.

Par Herbert Schui, professeur d’économie à l’Université de Hambourg pour les sciences politiques et économiques. Membre du comité scientifique de Attac.

La loi fondamentale de l’Allemagne: un libre choix de la politique économique

La loi fondamentale allemande permet en principe toute politique économique tant que celle-ci est compatible avec l’esprit de la Constitution d’un État de droit républicain, démocratique et social (article 28(1)). L’article 14(2) définit la marge de manœuvre de la politique économique comme suit : « Le droit à la propriété privée est aussi une obligation. Son usage doit être compatible avec le salut public. ». La loi prévoit des procédures d’expropriation pour assurer l’application de ce principe dans des situations exceptionnelles (articles 14(3) et 1(5)). Comme l’obligation sociale de la propriété privée est une norme constitutionnelle - et la Constitution impose explicitement le principe d’un usage à vocation sociale de la propriété privée - il est implicitement admis que l’usage libre des moyens de production ou des capitaux par leurs propriétaires n’est pas forcément propice „au salut public“. Lorsqu’il y a conflit entre l’intérêt public et le droit à la propriété privée, la Constitution ne va donc pas forcément prendre parti pour la liberté des propriétaires. Au contraire, l’Etat a le droit de limiter les droits à la propriété privée, et par conséquent aussi de limiter le pouvoir qui est associé à la propriété privée.

La détermination du niveau des salaires et des conditions de travail n’est ainsi pas entièrement laissée aux rapports de force du marché libre et l’assurance sociale n’est pas uniquement une affaire des individus. L’Etat se réserve le droit d’intervenir pour relever le niveau des revenus des travailleurs ou d’utiliser une partie des gains afin de financer la protection sociale. La Constitution prévoit donc explicitement la possibilité de conflit entre l’Etat démocratique et le pouvoir des acteurs économiques. Elle ne nie pas cette possibilité en affirmant par exemple que le marché libre et la libre concurrence suffisent pour limiter le pouvoir issu de la propriété privée et pour assurer le salut public. La loi fondamentale allemande a donc une position claire en ce qui concerne le rapport entre l’économie privée et l’Etat ; elle se démarque ainsi nettement du projet constitutionnel européen. Pour nous il est évident que ce projet doit servir in fine à écarter les principes de l’économie sociale de l’après-guerre, de l’Etat qui fonde sa légitimité sur des élections et qui peut intervenir lorsque des intérêts privés entrent en conflit avec l’intérêt public.

Le rôle de l’économie dans le projet de Constitution européenne

L’idée de lier l’usage de la propriété privée obligatoirement au salut public et de limiter ainsi les droits de propriété n’est pas reprise dans le projet actuel de Constitution européenne. Celui-ci préconise „ une économie sociale de marché hautement compétitive“ (article 3(3)), sans admettre la possibilité d’un conflit entre intérêts privés et salut public. Il est vrai que l’article II-17, après avoir garanti le principe de propriété privée, stipule que „l’usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l’intérêt général“, mais cette disposition va beaucoup moins loin que l’obligation sociale qui découle de la propriété privée selon la loi fondamentale allemande (Hensche 2004: 49). L’idée du projet de Constitution européenne est, tout au contraire, compatible avec la pensée économique néoclassique selon laquelle le salut public est le mieux garanti lorsqu’on laisse libre cours à l’initiative privée. Ce postulat est défini dans l’article III-70 qui stipule que “les États membres de l’Union agissent dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, favorisant une allocation efficace des ressources“. Le projet constitutionnel présente aussi les raisons qui font monter les prix et les mesures susceptibles d’enrayer leur montée. La théorie du monétarisme devient ainsi une norme constitutionnelle : „Le système des banques centrales européennes est dirigé par les organes de décision de la Banque centrale européenne. L’objectif principal du Système européen de banques centrales est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, il apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union“ (article II-29(2)). L’expression „sans préjudice“ doit être notée. En effet, la Banque Centrale Européenne pourra contrecarrer la politique économique de l’Union lorsqu’elle estime que la monnaie est menacée. Le projet de Constitution prévoit aussi d’introduire des normes contraignantes pour la politique fiscale en reprenant pour l’essentiel les normes du traité de Maastricht (article III-92 et suivants).

Libre concurrence au lieu de pilotage politique, stabilité des prix par la politique monétaire

On sait bien que les défenseurs d’un marché totalement libre affirment que la meilleure manière d’utiliser les moyens de production et de travail consiste précisément à laisser jouer le marché ouvert. Ils justifient ainsi la réduction du secteur public, les privatisations, de même que le pilotage par les prix des services publics qui ne sont pas supprimés, et donc la soumission de la protection sociale aux forces du marché. Leur théorie est fondée sur la théorie néoclassique qui s’est substituée à la théorie classique vers la fin du 19e siècle. Le radicalisme ambiant actuel n’était pourtant pas évident au début de la théorie néoclassique. A l’origine la théorie néoclassique admettait l’existence de certains domaines dans lesquels le principe du marché libre n’est pas applicable. On pensait que le principe de rentabilité des capitaux investis ne pouvait pas assurer les services pour lesquels aucun marché n’existe, mais qui sont néanmoins nécessaires pour un bon fonctionnement de l’économie. Il s’agit de services qu’on ne peut pas directement vendre aux usagers et qui doivent rester accessibles à tous les usagers : dans les ouvrages pédagogiques, on cite souvent en exemple les phares utilisés pour la navigation maritime.

La théorie néoclassique définit de cette manière l’activité économique de l’État et donc l’État lui-même, par simple élimination de tous les domaines où il ne doit pas intervenir. Il est admis seulement là où le marché libre échoue. Cette définition inclut les domaines prévus par Smith, à savoir entre autres la garantie de la propriété privée et la défense. Mais la théorie néoclassique va plus loin puisqu’elle stipule que l’Etat doit intervenir également pour assurer les services que les individus ne peuvent pas assurer eux-mêmes, soit parce qu’il leur manque les moyens, soit puisque leur jugement personnel est trop limité. Le système éducatif public peut servir d’exemple ici : l’éducation a une valeur citoyenne aussi bien qu’économique et, pour cette raison, ne peut pas être abandonnée aux seules forces du marché concurrentiel. La même chose est vraie pour le système de santé et la politique d’urbanisme et de l’habitat. La théorie néoclassique se caractérise donc, à ses débuts, par une attitude prête au compromis vis-à-vis de l’État, et elle est imprégnée par l’idée que l’Etat démocratique peut en quelque sorte incarner la raison collective qui ne s’exprime pas toujours dans la rationalité de l’individu et de ses préférences. Le monétarisme des années 70 du 20e siècle se débarrasse résolument de cette attitude équilibrée. La figure de proue de cette nouvelle théorie économique est Milton Friedman. En tant que politique elle est mise en oeuvre par Mme Thatcher en Angleterre et M. Reagan aux États-Unis. En Allemagne de l’Ouest cette politique a été introduite de façon moins abrupte par le chancelier Schmidt et puis de façon plus affirmée par M. Schröder.

Cette nouvelle ère ne laisse de place ni aux compromis néoclassiques lorsque les attributions de l’État sont définies dans une économie pilotée par le marché, ni aux idées de Keynes, qui, pendant la période de la grande Dépression, était arrivé à la conclusion que sans une intervention de l’État certaines ressources économiques restent inutilisées, et donc certaines richesses ne sont pas créées. Selon lui, une demande économique adaptée est nécessaire. Celle-ci, toujours selon le keynésianisme, détermine la production et l’emploi ; elle est à son tour dépendante de la distribution des revenus. Dans une économie gouvernée entièrement par la concurrence libre dans le domaine du marché du travail – absence d’accords tarifaires et syndicats faibles – la distribution des revenus va nécessairement se déplacer du côté des gains capitalistes..

Dans la pratique cette tendance est accompagnée le plus souvent d’une baisse de l’impôt sur les gains et d’une baisse des contributions des entreprises à l’assurance sociale. Comme chacun sait, l’argument avancé en général est que la concurrence internationale pourrait conduire à une délocalisation des entreprises. La part grandissante des gains dans le revenu national diminue la demande économique, car un euro de gains est dans une moindre mesure converti en biens de consommation qu’un euro de salaire. En général, les revenus de gains sont plus élevés que les revenus de salaires et permettent donc d’économiser plus. Lorsque la consommation de biens reste modeste suite aux gains élevés, les investissements vont aussi rester à un niveau modeste. Le résultat final est une baisse de l’emploi.

Une demande économique satisfaisante ne peut être obtenue que si le marché de travail n’est pas entièrement libre et si les États ne cèdent pas à la tentation de se concurrencer mutuellement en baissant les charges pour les entreprises et les charges sociales. Une concurrence entièrement libre associée à des conditions de commerce international complètement dérégulées, ne vont donc pas garantir „une allocation efficace des ressources“ selon l’article III-70 du projet de Constitution européenne. On aura au contraire à faire face à une sous-utilisation des ressources de production et à un niveau de chômage élevé. On se verra donc confronté à une situation absurde, où le niveau de vie baisse malgré une hausse soutenue de la productivité. Cette prédiction de la théorie keynésienne s’est toujours révélée juste, pendant la grande Dépression du 20e siècle comme aujourd’hui. Les pays qui malgré tout enregistrent des succès sur le plan économique, le font toujours parce qu’ils appliquent les recettes keynésiennes dans certains domaines. Les États-Unis en sont un bon exemple : la demande manquante dans le domaine des exportations (c’est-à-dire le déficit élevé de la balance commerciale) est compensée par les déficits de l’État. Une demande supplémentaire est créée par la consommation des ménages privés. Le niveau généralement bas des intérêts bancaires incite les particuliers à s’endetter et à augmenter les dépenses. Malgré ces similarités, se révèle alors la différence entre le système keynésien protecteur des couches modestes et l’utilisation sélective d’une politique de demande: la pauvreté gagne actuellement du terrain dans la société américaine.

La nouvelle politique économique a cependant atteint l’un de ses objectifs principaux, à savoir la mise au pas des travailleurs. En effet, la mise à l’écart du keynésianisme a conduit à une réduction de la protection sociale. La pauvreté d’un côté et la puissance des entreprises de l’autre ont gagné du terrain. La puissance économique se convertit à son tour en puissance politique, après des décennies pendant lesquelles elle fut jugulée par les institutions démocratiques. Le projet de Constitution européenne vise à cimenter cette nouvelle donne sociale en instaurant la concurrence libre comme seul facteur déterminant de l’économie. La concurrence libre érigée en norme économique fera de l’Europe du futur une Europe réactionnaire de même que la politique monétaire utilisée pour garantir un niveau faible des salaires. La stabilité des prix évoquée dans l’article II-29(2) n’est qu’un prétexte. Le lien qui existe entre le niveau des salaires et la politique monétaire devient apparent lorsqu’on examine la base de la théorie monétariste : cette théorie est en effet la seule qui considère, selon la principe de quantité monétaire énoncé par Milton Friedman, que l’inflation est purement un phénomène monétaire.

La théorie monétariste, comme d’ailleurs la théorie néoclassique, part de l’idée que l’emploi et la production sont déterminés par le marché du travail : plus le niveau des salaires est bas, plus l’emploi et la production vont s’élever. L’objectif de la politique monétaire est fixé. Son but n’est pas d’assurer la demande par un niveau bas des taux d’intérêts afin de bien utiliser l’outil productif (ou, au contraire, de freiner la demande par un relèvement des taux lorsque l’outil productif tourne à plein régime). Selon la théorie monétariste la production est indépendante de la demande, et elle ne dépend pas non plus de la demande qui peut être financée par le crédit. Par conséquent la politique monétaire doit prendre en compte la production qui est compatible avec le niveau des salaires. Plus celui-ci est élevé, plus la production et l’offre baissent. Il donc faut élever les taux d’intérêts lorsque les salaires sont élevés et par conséquent la production faible. La théorie monétariste considère donc que si les taux étaient bas dans une telle situation, on financerait une demande qui ne pourrait pas être satisfaite par l’offre. Une montée des prix serait la conséquence d’une telle politique. S’il est vrai que dans l’article II-29(2) il est stipulé que la Banque centrale apportera son soutien à la politique économique de l’Union, la formule „sans préjudice de la stabilité monétaire“ lui donne la légitimité d’agir selon la théorie monétariste, en sanctionnant une montée des salaires par un renchérissement du crédit accompagné d’une montée du chômage.

Les principes de concurrence libre et d’une politique monétaire en accord avec le credo monétariste seront par conséquent les instruments constitutionnels qui permettront de maîtriser le coût des salaires et, indirectement, les contributions des entrepreneurs à la protection sociale. Ces instruments constitutionnels serviront à tenir le mouvement syndical en échec – le droit à la grève énoncé dans l’article II-28 ne change rien à cela. L’article I-46 dit que „l’Union européenne reconnaît et promeut le rôle des partenaires sociaux au niveau de l’Union, ..., elle facilite le dialogue entre eux, dans le respect de leur autonomie.“ Mais quelle marge de manoeuvre reste aux syndicats en réalité dans les États membres ou au niveau de l’Union, si c’est la Banque Centrale Européenne qui décide quelle augmentation de salaires est compatible avec sa politique monétaire ? L’article III-103 promet une „amélioration des conditions de vie et de travail“, mais l’article suivant, III-104, précise que cette amélioration doit avoir lieu „à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres“. Dans le même esprit, l’article III-65 prévoit „des mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur“, mais il stipule tout de suite après que „ce paragraphe ne s’applique pas aux dispositions relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés.“ Puisque cette harmonisation n’est explicitement pas prévue, il est clair que „le marché ouvert et la concurrence libre“ vont régler les choses (Fabius 2004 : 2). Dans ces conditions il sera difficile pour les syndicats d’obtenir une législation sociale améliorée ou des augmentations de salaires. La directive dite de Bolkestein va dans le même sens : les prestataires étrangers de services, salariés selon les tarifs en vigueur dans leur pays d’origine, vont imposer une concurrence suffisante au marché du travail pour qu’il soit difficile de maintenir des accords nationaux collectifs. Notons en marge aussi que l’opposition des gouvernements français et allemand à cette directive n’était pas motivée en premier lieu par des considérations d’ordre social ; le but était plutôt de limiter l’opposition contre le projet constitutionnel. Comme on le sait, la directive de Bolkestein figure de nouveau dans l’agenda de l’Union.

Ce qui compte, ce ne sont donc pas les professions de foi du projet de Constitution concernant les aspects sociaux et l’emploi dans l’Union. Elles pourraient donner une allure progressiste au projet constitutionnel. En réalité les normes constitutionnelles importantes sont celles qui donnent plus de priorité à la concurrence qu’aux accords sociaux collectifs (mise à l’écart du keynésianisme par voie constitutionnelle au profit d’une politique monétariste), et qui insistent sur la non-harmonisation des standards sociaux.

Le projet constitutionnel visant à ériger les conditions de pouvoir en normes constitutionnelles universelles, on est obligé de légitimer ces normes en termes de bien-être social. Malheureusement le monétarisme moderne ne s’y prête pas bien puisque cette théorie est pour le moins controversée. Ce projet de Constitution se trouve alors face à un „problème de communication“ comme disent les hommes politiques ; il doit être „expliqué“ aux populations. Toute critique de la politique économique est rendue difficile si cette politique est en même temps une norme constitutionnelle. Autrement dit, on essaie de trancher au niveau constitutionnel un débat qui reste largement ouvert dans le domaine de la science économique. A notre avis de telles questions peuvent éventuellement être résolues par des discussions scientifiques et être testées par l’application dans la pratique. Mais une convention constitutionnelle n’est pas compétente pour trancher.

L’aspect social de l’économie sociale de marché

L’économie sociale de marché évoquée dans l’article I-3(3) prête à beaucoup de confusion. Son attrait psychologique provient des associations mentales qu’elle provoque et non pas d’un contenu précis. On peut effectivement penser que cette association de mots devait, à l’origine, contribuer à sauver le capitalisme dans la période de l’après-guerre. Les bases théoriques de l’économie sociale de marché ont été jetées dans les années 30 par des économistes comme Eucken, Röpke, Müller-Armack, Lippmann et Erhard dans le cadre de l’ordolibéralisme. On pourrait dire, en caricaturant un peu, que les concepts de l’ordolibéralisme relèvent du romantisme de la petite bourgeoisie, une couche sociale d’une époque qui est bien décrite dans les premiers chapitres du roman „Der grüne Heinrich“ de Gottfried Keller. On peut en trouver aussi une description chez Röpke. Cet auteur nous présente un village suisse industrialisé : „Le village est situé quelque part dans le canton de Berne et compte parmi ses 3000 habitants des paysans et tout un nombre de petites entreprises industrielles. Le niveau culturel du village est caractérisé par le fait qu’il abrite une librairie d’un certain niveau, un magasin spécialisé d’instruments de musique et une école secondaire. J’ajoute que tout le village est resplendissant de propreté et de beauté, que les gens habitent dans des maisons qui nous font pâlir d’envie, que chaque jardin est cultivé avec goût et soin. Le vieux centre du bourg est bien conservé et surplombé d’un vieux château. Le tout est situé dans un paysage charmant. Ce village correspond à notre idéal, transposé dans la réalité.“ (Röpke 1949:81). Ce type de village se prêterait bien comme décor d’un film Kitsch des années 50 et peut nous faire comprendre pourquoi l’économie sociale de marché constitua un idéal pour de nombreux contemporains de l’époque d’après-guerre.

Ce type de village idyllique, son agriculture, ses petites industries et ses artisans, sont menacés par les grandes sociétés industrielles et par le processus de concentration économique. Cette menace doit être écartée comme d’ailleurs aussi les émeutes sociales qui sont fomentées par les syndicats. Pour que ce monde idyllique reste vivant, il faut instaurer la concurrence totale, qui va éliminer les grands cartels industriels aussi bien que les syndicats. Selon Eucken (1975 : 293) „la concurrence totale va libérer l’État des groupes de pression privés.“ En instaurant la concurrence totale l’État permet aux intérêts publics de s’affirmer – les ordolibéraux insistent toujours sur ce point, et de ce fait se distinguent du laisser-faire du capitalisme. „L’objectif de la politique de l’État doit consister à dissoudre les groupes de pression économiques ou au moins de limiter leur liberté d’action“ (Eucken 1975 : 334).

La théorie de l’économie sociale de marché critiquait, à ses débuts, les gains en capitaux résultant de monopoles. Plus tard, vers la fin des années 60 le ton cependant changea : les ordolibéraux virent alors les syndicats comme les grands ennemis de l’autorité de l’État. „Je pense que l’idée selon laquelle les entrepreneurs exercent un pouvoir réel considérable dans notre société est fausse. Il est vrai que de grandes fortunes existent et sont investies dans nos entreprises, mais il est certain qu’elles n’ont de loin pas autant de pouvoir que certaines organisations bien organisées comme les syndicats, les partis politiques et même les églises.“ (Müller-Armack 1981 : 134).

Sans aucun doute l’économie sociale de marché vise à instaurer un marché du travail complètement dérégulé avec des contrats de travail individuels. Eucken regrette „qu’on ne voit pas ce qui se passe sous nos yeux“ : „La position sociale des ouvriers et employés est affaiblie par les accords sociaux collectifs, et les hommes et femmes deviennent dépendants d’un appareil bureaucratique et des fonctionnaires qui le gèrent (Eucken 1975 : 192). Ce ne sont donc logiquement pas les syndicats qui vont instaurer un ordre social juste. Celui-ci doit être le résultat de la concurrence totale, qui distribue les revenus selon le service effectivement rendu au consommateur.

Nous voyons donc que l’économie sociale de marché n’a rien à voir avec l’État social de Keynes. Celui-ci cherche, comme nous l’avons déjà dit, à distribuer le revenu global d’une nation selon des critères politiques qui assurent le plein emploi ainsi qu’une demande économique suffisante. Les tenants de l’économie sociale de marché refusent ce point de vue. Nous sommes donc en droit de nous demander pourquoi M. Sommer, président du DGB (Union des syndicats allemands), a choisi de se prononcer en faveur du projet de Constitution européenne „puisque ce projet a comme objectif d’instaurer l’économie sociale de marché“. (Sommer 2004). Même le socialiste Laurent Fabius, qui a pourtant mené la campagne pour le „non“ en France, regrette que l’économie sociale de marché ne soit mentionnée qu’une seule fois dans le projet de Constitution, alors que les termes „concurrence“ et „marché“ reviennent sans cesse. (Fabius 2004 : 29).

L’objectif de la Constitution : maintenir les rapports de force actuels

Après la grande crise du capitalisme dans les années 30 et les grandes mutations sociales qui furent la conséquence de la seconde guerre mondiale surtout en Europe, la bourgeoisie se retrouva affaiblie en Europe au profit de la gauche politique. Phénomène accentué par le fait que les couches bourgeoises collaborèrent souvent avec le nazisme. C’est ainsi qu’une politique sociale et une théorie économique ont réussi à s’imposer, qui ont limité l’autonomie des entreprises et ont conduit à une amélioration de la productivité, qui à son tour a permis d’élever le niveau de vie de larges couches sociales. La durée de travail a été raccourcie et la protection sociale améliorée. Cette politique a été rendu inopérante lorsque les entreprises ont commencé à augmenter leur prix grâce à une surchauffe de la demande. D’autres facteurs se sont ajoutés à ce phénomène: on peut ainsi penser qu’en Grande Bretagne la redistribution des revenus a été excessive, de sorte que la demande a dépassé le niveau compatible avec la productivité industrielle (Schui et Blankenburg 2003, 50).

La réaction des classes politiques au phénomène de l’inflation a un peu partout été la même : on a commencé à favoriser les gains capitalistes. La rentabilité du capital s’est améliorée, mais la progression ralentie des salaires et de la demande des consommateurs n’a pas été compensée par une augmentation des investissements. La croissance s’est donc ralentie et en même temps le taux d’inflation a été diminué. Le ralentissement de la croissance a été accentué par la suite par la politique monétariste. Le niveau élevé des taux d’intérêts a contribué à abaisser les investissements. Le monétarisme revendique cette évolution comme un succès de sa politique, il prétend avoir réussi à juguler l’inflation.

Le niveau de plus en plus élevé du chômage et la lente dégradation des standards sociaux, le plus souvent mis en œuvre par des gouvernements de gauche, a fini par permettre à la droite politique d’accéder au pouvoir. Une fois en place, la droite a renforcé encore ces tendances par sa politique, et lorsque, par la suite, la gauche est revenue au pouvoir elle n’a pas modifié les priorités politiques. Ce processus dure maintenant depuis trente ans et le niveau du chômage a fortement augmenté. L’Etat social est progressivement démantelé. Cette évolution s’accompagne d’un changement des rapports de force sociaux : l’abandon de la politique antérieure de limitation de l’autonomie entrepreneuriale, la montée du chômage et la réduction de la protection sociale affaiblissent les salariés au profit des entrepreneurs. L’objectif réel de la Constitution européenne consiste à consolider ces acquis et à préparer la base institutionnelle pour modifier encore plus les rapports de force dans l’avenir. Les politiques et théories économiques accompagnant la prise de pouvoir progressive par le milieu des entrepreneurs depuis une trentaine d’années sont maintenant en passe de devenir des normes constitutionnelles. Ces théories, tout en restant discutables sur le plan scientifique, ont le mérite de légitimer les ambitions du milieu des entreprises. Dans la mesure où elles sont acceptées par le grand public sans opposition notable, elles confèrent désormais au pouvoir économique une légitimité civile lui manquant auparavant.

Références

W. Eucke (1975) Grundsätze der Wirtschaftspolitik, Tübingen L. Fabius (2004) Une certaine idée de l’Europe, Paris D. Hensche (2004) « Europäische Vefassung: Aufbruch ins Elysium. » Dans: Sozialismus, numéro 9. A. Müller-Armack (1981) « Der Moralist und der Ökonom. Zur Frage der Humanisierung der Wirtschaft ». Dans: Genealogie der sozialen Marktwirtschaft, 2me édition, Berne et Stuttgart A. Müller-Armack (1981) « Les origines scientifiques de l’économie sociale de marché ». Dans: Genealogie der sozialen Marktwirtschaft, 2me édition, Berne et Stuttgart W. Röpke (1949) Civitas Humana, Erlenbach/Zürich H. Schui, S. Blankenburg (2003) Neoliberalismus: Theorie, Gegner, Praxis, Hamburg M. Sommer (2004) « Déclaration faite au 29.10.2004 lors de l’acte de signature de la Constitution européenne par les Chefs d’Etat et de Gouvernement à Rome »

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