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Effets économiques de l’intégration européenne

Les années nonante du 20e siècle pourraient être définies comme celles des « projets régionaux d’intégration». Depuis 1947 furent notifiés au GATT (devenu depuis l’OMC) pas moins de 150 accords préférentiels, dont la majorité pendant la dernière décennie du siècle. A l’exception du Japon, de la Corée, de Hong-Kong et de la Mongolie, tous les membres de l’OMC sont en même temps également membres d’un ou de plusieurs accords régionaux. Quelles conséquences ces projets d’intégration ont-ils sur la croissance économique ? Parmi tous ces projets d’intégration économique, le projet européen compte parmi ceux qui vont le plus loin. On pourrait donc s’attendre à ce que les effets de croissance y soient le plus clairement visibles. Les études empiriques faites jusqu’à maintenant ne vont cependant pas dans ce sens.

par Patrick Ziltener, sociologue (Zürich et Köln)*

Projets régionaux de libre-échange et d’intégration économique dans les années 90

L’évolution vers l’intégration économique régionale dans les années 90 a deux causes principales : On peut premièrement invoquer la poussée d’intégration en Europe de l’Ouest depuis 1985, rendue possible par une alliance d’un type nouveau entre les entreprises transnationales et la Commission Européenne et le fait que les politiques économiques des gouvernements nationaux ont convergé de plus en plus dans le sens prôné par le libéralisme économique. Deuxièmement, un processus d’intégration eut lieu en Amérique du Nord lorsque les Etats-Unis abandonnèrent leur position historique sceptique à l’égard de tels accords régionaux. L’attitude sceptique était nourrie par la crainte que de tels accords pourraient affaiblir le multilatéralisme dominant mis en place et conduit par les États-Unis. Le changement d’attitude eut lieu au vu des résultats obtenus en Europe (le processus d’intégration européen ayant été amorcé en partie par les États-Unis), dans l’idée que l’intégration régionale constituait une étape nécessaire vers la libéralisation globale – aussi longtemps que les accords régionaux resteraient ouverts par rapport au commerce extérieur (« open regionalism »). L’accord de libre-échange avec le Canada fut signé en 1989 et l’accord de libre-échange nord-américain (NAFTA) dont fait partie également le Mexique a été finalisé en 1992. Son extension vers la région de l’Océan pacifique, l’APEC, reste pour l’instant sans portée réelle. Les processus d’intégration en Europe et en Amérique conduisirent à leur tour à la revitalisation d’autres projets d’intégration dans les régions périphériques, surtout en Amérique du Sud (Mercosur) et en Asie (Asean), mais également en Afrique.

La prolifération d’accords régionaux dont nous sommes aujourd’hui les témoins nous amène à nous intéresser à leurs conséquences économiques. Notons tout d’abord que même le processus d’intégration le plus ambitieux et le plus ancien, celui de l’Europe, n’a pas vraiment été étudié en détail afin de connaître ses conséquences économiques réelles. Lorsqu’on s’interroge sur les effets économiques de l’intégration européenne, on est souvent renvoyé aux modèles théoriques de l’intégration économique, alors qu’on peut avoir des doutes sur la capacité de ces modèles à décrire la situation réelle. Ainsi Therborn (1995, p. 195) a analysé l’évolution des sociétés européennes entre 1945 et 2000 et a conclu que les effets des 25 premières années du marché commun sur l’orientation du commerce et son intégration ont été plutôt marginaux. Dans un article plus récent (1999) il affirme même que la création d’un marché commun ne constitue pas l’élément central du processus européen d’intégration. Il précise que l’Union Européenne « n’est pas en premier lieu une zone de ‘marché commun’ puisque son impact sur le commerce n’a été ni systématique ni partagé par les pays membres de manière uniforme. L’UE est en réalité une zone gouvernée par un ensemble de règles et directives appliquées dans les pays membres sous la supervision de l’administration de Bruxelles ».

La crédibilité scientifique de la recherche sur le processus d’intégration européen souffre souvent du fait qu’elle est trop directement liée aux acteurs intéressés qui sont en train de mettre en œuvre ce même processus. Lorsqu’on examine les questions qui sont posées, on se rend facilement compte que les chercheurs suivent l’agenda politique de la Commission Européenne et des gouvernements nationaux. Ainsi l’analyse théorique n’a jamais eu une importance quelconque pour la définition du processus d’intégration tel qu’il a été négocié au cours des conférences intergouvernementales. L’analyse théorique intervient après, lorsqu’il s’agit de justifier et mettre en œuvre les résultats des tractations. Le programme « marché commun 1992 » est un bon exemple pour cet ordre des choses.

Mais la recherche et les études scientifiques sont citées à témoin chaque fois que des débats publics intenses ont lieu dans les pays où l’adhésion à l’UE rencontre une forte opposition (Royaume Uni dans les années septante, pays scandinaves dans les années 90) ou lorsque la participation à certains volets de l’intégration est fortement contestée (votation sur l’EEE en Suisse en 1992 ou sur la monnaie unique au Danemark en 2000). Les pronostics de la croissance économique attendue, si le projet d’intégration est accepté, en général des pourcentages positifs considérables, sont le plus souvent oubliés après que l’échéance politique est passée.

Si l’on souhaite examiner les effets économiques de l’intégration européenne de façon sérieuse, il convient tout d’abord de distinguer différentes phases : (1) la phase initiale de l’intégration de l’Europe de l’Ouest (milieu des années 50 jusqu’au choc pétrolier des années 70) et (2) la phase de la revitalisation de l’intégration sous le signe du néolibéralisme (1985 jusqu’à aujourd’hui).

L’intégration européenne pendant les « années glorieuses » (1950 – 1970)

L’évolution des économies de l’Europe de l’Ouest entre la fin de la deuxième guerre mondiale et la crise des années 70 est souvent associée aux « Trente glorieuses ». Plusieurs facteurs se conjuguent alors pour produire la forte croissance économique pendant cette époque: le boom de reconstruction après la guerre et l’aide économique américaine, un besoin de rattrapage par rapport aux États-Unis et l’émergence d’un modèle de croissance caractérisé par le phénomène de consommation de masse (« fordisme »), ainsi qu’une gestion et régulation des économies dans l’esprit corporatiste de Keynes.

Il est difficile dans ce contexte de déterminer le rôle des institutions européennes. Ces institutions étaient alors limitées aux domaines du charbon, de l’acier et de l’agriculture. Dans ces domaines, un modèle de régulation supranational a été développé qu’on peut qualifier de « keynésien-corporatiste » (voir Ziltener 1999 : p. 101). S’y ajoutait l’aspect de la libéralisation du commerce et donc d’une concurrence accrue à l’intérieur de la Communauté Européenne, mais qui était complétée par un dispositif protectionniste vis-à-vis du marché mondial (Communauté Européenne et AELE). Il est difficile de faire le bilan de ces tendances diverses et souvent divergentes.

On peut néanmoins penser que, dans ses débuts, l’intégration européenne a eu un effet assez modeste et passager sur la croissance des économies impliquées. Parmi les effets possibles, seuls quelques-uns ont été étudiés en détail, tel l’effet de croissance du commerce à comparer avec la restructuration du commerce ou la croissance du volume des investissements. On n’a pas mis en évidence de façon claire jusqu’à aujourd’hui des effets dynamiques dus plus directement à l’intégration. On peut dire que c’était la coïncidence de l’intégration avec la période des « années glorieuses », plutôt qu’un effet déterminant de l’intégration elle-même, qui a favorisé la croissance pendant cette époque. Le Tableau 1 ci-dessous qui compare la croissance du revenu par habitant dans différents pays et groupes de pays entre 1950 et 1990, est instructif à cet égard.

Tableau 1: Croissance annuelle du revenu par habitant, moyennée sur une décennie (voir au fond de la page)

Les effets économiques de l’intégration européenne pendant les années 80/90

Au vu des progrès modestes et lents du processus européen d’intégration, la Commission Européenne a décidé à la fin des années 70 et au début des années 80, de lancer des initiatives nouvelles pour accélérer ce processus. On créa ainsi des « Tables rondes » qui réunirent les représentants des grandes entreprises européennes et contribuèrent beaucoup à la création du marché intérieur et à la mise au point d’une politique européenne de recherche et de technologie.

Nous nous intéresserons ici avant tout au programme « Marché Intérieur », au centre du processus accéléré d’intégration qui a eu lieu pendant les années quatre-vingt et nonante. Ce programme débuta par un rapport de la « Table Ronde des Industriels Européens » (« Roundtable of European Industrialists », ERT), qui préconisait toute une série de mesures concrètes dans le but de réduire les « désavantages » subis par les groupes industriels européens sur « leur » marché domestique par rapport aux concurrents américains et japonais actifs dans « leurs » régions. Bornschier (2000a) a en effet démontré que les groupes américains et japonais étaient en moyenne de taille deux fois plus grande que leurs concurrents européens (voir aussi Bergesen/Fernandez 1999).

Les exigences formulées dans le rapport de l’ERT furent ensuite à la base du livre blanc « Marché Intérieur » (KOM (85), p. 310) soumis au Conseil Européen en 1985. Environ 300 mesures furent proposées, dont le but était l’élimination de tous les obstacles tarifaires et non-tarifaires au commerce dans la Communauté Européenne et donc la mise en œuvre d’un marché unique pour les marchandises, les services, les capitaux et la main d’œuvre, ainsi que l’ouverture des marchés publics et l’harmonisation des impôts indirects. Ce projet dépassait donc de loin les réalisations antérieures du Marché Commun. Les règles du jeu étaient également changées, puisque le principe de mise au point de standards européens communs par harmonisation a été remplacé par celui de la reconnaissance mutuelle des standards nationaux. Les études et prévisions scientifiques concernant le processus d’intégration en tant que tel n’ont cependant joué aucun rôle dans sa mise en œuvre. Mais la Commission s’est par la suite rendue compte que ce projet d’intégration accélérée offrait aussi une chance de renforcer sa propre marge de manœuvre et en même temps de « réhabiliter » cette démarche sur le plan politique.

La Commission a donc affirmé que les restructurations industrielles accompagnant la mise en place du marché unique attireraient des capitaux : selon elle, la fuite des capitaux s’amenuisait et la Communauté Européenne devenait plus attractive pour les capitaux étrangers. En effet, la part des investissements directs étrangers a doublé entre 1980-1985 et 1990-1992. Elle a cependant diminué à nouveau après 1992 et atteint en 1994 le niveau des années 80 (Commission Européenne 1997b : p. 39). Ce déroulement des événements semble en effet indiquer qu’un lien existait entre la réalisation du marché unique et l’investissement.

Les études empiriques quantitatives sur les origines des investissements directs ont cependant du mal à démontrer que ce lien existe vraiment. Il s’avère que les investissements sont pour la plus grande partie le résultat de fusions ou du rachat d’entreprises. Une étude commandée par la Commission Européenne affirme ainsi en 1990 que le modèle de croissance externe prédominant consiste à racheter des entreprises étrangères puisque « ça va plus vite » et « on peut éliminer plus facilement les concurrents ». En effet, le nombre de fusions a fortement augmenté pendant les années quatre-vingt et est resté à un niveau élevé depuis. Par exemple, entre 1986 et 1990, le nombre de rachats et fusions impliquant des entreprises étrangères a été multiplié par un facteur de dix avec une augmentation de la valeur des transactions par un facteur cinq. Mais même pendant cette première vague de fusions presque les deux tiers des fusions ont eu lieu à l’intérieur des pays membres, souvent, il est vrai, sous la pression de la concurrence étrangère. Le projet du marché unique a donc dès sa mise en œuvre eu comme conséquence principale un processus de concentration dans l’économie.

En général on peut dire que plus une entreprise était grande, plus elle a pu profiter de la construction du marché commun. La Commission Européenne elle-même avoue une certaine déception à cet égard, puisqu’elle constate que « les petites et moyennes entreprises ont pour l’instant moins profité des nouvelles possibilités offertes par le marché commun que les grands groupes dont les structures étaient plus adaptées ». (Commission Européenne 1997a, p.3).

En ce qui concerne la croissance économique pendant cette période, plusieurs auteurs (Vanhoudt 1999, Landau 1995) ont testé l’hypothèse selon laquelle les avantages du grand marché transnational se font sentir à plus longue échéance, c’est à dire qu’il existerait un « bonus de croissance » à long terme en faveur des zones régionales d’intégration économique. Vanhoudt compare l’évolution des pays du Benelux – participant au marché commun dès sa création – avec celle des États-Unis. Il conclut que l’agrandissement de la taille du marché en tant que tel ne contribue pas à la croissance économique. Landau arrive à la même conclusion : « Si on tient compte de l’effet de rattrapage d’après-guerre et de la croissance au niveau mondial, on ne trouve aucune indication statistiquement valable pour une stimulation réelle de la croissance par la construction du marché commun ».

• La version complète de cet article peut être consulté sur la Page Web de l’ Europa-Magazin. Le lecteur y trouvera également les références bibliographiques détaillées. L’article complet a été rédigé dans le cadre du « Max Planck Institut für Gesellschaftsforschung Köln » (MPIfG Working Paper 01/7, novembre 2001).


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