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Dans l'étau de l'euro



par Bernard Cassen (Cet article a paru dans LE MONDE DIPLOMATIQUE - MAI 1997 - Page 7

La construction européenne a vraiment bon dos. Surtout si, comme l'a fait le président Jacques Chirac en prononçant la dissolution de l'Assemblée nationale, on lui assigne comme première finalité "le passage à la monnaie unique, indis-pensable si nous voulons nous affirmer comme une grande puissance économique et politique". Un propos suffisamment passe-partout pour occulter le véritable rôle de l'euro, tel que le traité de Maastricht en a prévu la mise en place : accoucher au forceps - et sans avoir l'honnêteté politique de le reconnaître - d'une Europe dans laquelle les décisions monétaires, budgétaires, commerciales et, très bientôt, fiscales des différents Etats seront définitivement soustraites au périmètre de l'intervention démocratique. L'optimum néolibéral, enfin atteint, de la déconnexion entre le politique, d'une part, et l'économique et le financier, d'autre part.

Tout a déjà été dit, notamment dans ces colonnes (1), aussi bien sur le caractère asocial, pour ne pas dire antisocial, de critères de convergence exclusivement monétaires que sur la grave régression démocratique que constitue le transfert de la gestion de la monnaie à une banque centrale indépen-dante des gouvernements, et donc du suffrage universel. Si l'objectif avait réellement été la convergence économique et sociale - la moindre des choses pour une entité qui s'auto-désigne " Communauté" au sein de l'Union européenne - les critères auraient naturellement dû être économiques et sociaux.

On aurait, par exemple, pu fixer des limites à ne pas dépasser pour les disparités de produit intérieur brut (PIB) par habitant entre Etats et, dans chaque Etat, entre régions; des fourchettes pour les écarts de revenus individuels; des taux maximaux de chômage, etc.

On se souvient à ce sujet que M. Jacques Delors a attendu 1995 (2) pour révéler que, lors de la négociation du traité de Maastricht en 1991, il avait vainement réclamé aux ministres des Douze que le niveau de l'emploi soit l'un des paramètres à prendre en considération pour le passage à ce que l'on n'appelait pas encore l'euro. Que n'a-t-il, à l'époque, utilisé son autorité de président de la Commission pour s'adresser directement aux opinions européennes et faire ainsi pression sur les gouvernements? C'est à ce moment-là, sur le terrain, qu'il fallait "mener la bataille contre l'ultralibéralisme", et pas seulement dans la presse quatre ans après (3).

Une "philosophie hégémonique"

En réalité, entre 1957 et le milieu des années 90, l'Europe institutionnelle s'est bâtie selon la méthode dite "de l'engrenage" et "des solidarités de fait", théorisée par Jean Monnet. Son principe directeur est que l'intégration économique, impulsée par des rafales régulières de mesures créant chacune discrètement des situations irréversibles, appellera tout naturellement un besoin de coordination politique. Comme les grenouilles réclamaient un roi, le marché commun, devenu marché unique, exigera une autorité démocratique pour le réguler.

Que cette perspective ait pu être dessinée par les pionniers de la construction européenne, dans les années 50 et 60, est parfaitement légitime: partout en Europe, un Etat-providence veillait alors au grain, et les pères fondateurs ne fai-saient qu'extrapoler, pour l'avenir communautaire, des mécanismes nationaux de régulation que presque personne ne remettait en cause. Mais, à partir des années 80, une telle perspective se transforme en illusion, et ceux qui la perpétuent - sciemment ou par naïveté - en illusionnistes.

La décennie 80 - et c'est M. Alain Juppé lui-même qui le rappelle - est caractérisée par "l'individualisme égoïste, le capitalisme grossier et l'hyperlibéralisme simpliste".(4) L'Etat devient l'ennemi, sauf bien entendu dans ses fonctions de maintien de l'ordre; les services publics sont privatisés, les réglementations sociales abrogées, la "flexibilité" in-staurée et les capitaux libérés. Ce programme a été mis en oeuvre, dans son pays, par Mme Margaret Thatcher, puis par M. John Major, pour aboutir à une "horreur économique" à la britannique (5) que les électeurs viennent de désavouer.

Cette " philosophie" (c'était aussi celle de M. Ronald Reagan aux Etats-Unis) est graduellement devenue hégé-monique dans tout l'Occident et, depuis la chute du mur de Berlin, dans le monde entier. En Europe, elle a été puis-samment impulsée par la Commission européenne à laquelle, face à l'hostilité injustifiée des eurosceptiques conservateurs, l'hebdomadaire ultralibéral britannique The Economist vient enfin de rendre un hommage mérité: " Dans l'ensemble, la Commission - ce "Bruxelles" si vilipendé - s'est affirmée comme l'une des principales forces contre le "corporatisme" archaïque et pour une liberté accrue des marchés. (...) A cet égard, c'est la Grande-Bretagne, et non pas le continent, qui est sans doute le plus en phase avec le projet européen". Pris dans la double tenaille de la pression des "marchés" mondiaux et de la frénésie dérégulatrice de Bruxelles, les Etats européens se sont progressivement dépouillés de leurs compétences économiques, industrielles et monétaires.

Mais que l'on ne se méprenne pas: ce dépouillement n'a pas été imposé de l'extérieur; il résulte d'un calcul délibéré que l'économiste Elie Cohen, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris - qui en est pourtant partisan -, a le courage plutôt rare de dévoiler: "L'appareillage d'ensemble des politiques de marché représente la contrainte que se sont fabriquée les pays membres de l'Union européenne, et plus particulièrement les nations latines (France, Espagne, Italie), pour réformer leurs politiques dans les secteurs protégés où le syndicalisme restait fort et où le consensus politique interdisait, de fait, les adaptations majeures. (...) Bruxelles, transformé en contrainte, est devenu progressivement un puissant levier de modernisation face aux lobbies de toute nature et à un pouvoir politique tétanisé par la convergence des conservatismes protecteurs des acquis sociaux." (7) Le "logiciel" communautaire est ainsi parfaitement décrit, et il ramène à ses justes proportions l'invocation rituelle d'une "Europe sociale" qu'engendrerait, de manière quasi automatique, une "Europe politique".

A qui va-t-on sérieusement faire croire que les forces du marché, qui, en particulier grâce à la contrainte auto-organisée décrite plus haut, ont vidé le pouvoir politique de sa substance à l'échelon national, s'apprêteraient à le reconstituer à l'échelle européenne ? Pourquoi les partisans du "moins d'Etat", en France ou ailleurs, se battraient-ils pour du "plus d'Etat" communautaire ? Il faut une sérieuse dose d'angélisme pour fonder une stratégie sur une telle hypothèse. Car le marché n'a nul besoin de nouveaux instruments de régulation. La Commission, d'une part, et la future banque centrale européenne, d'autre part, suffisent amplement à la tâche. La banque a précisément été conçue pour faire office de gouvernement de facto, à l'abri de toute interférence démocratique.

Cette fois encore, Elie Cohen, chercheur qui n'est tenu par aucune contrainte électorale, peut nous servir de guide dans un nécessaire travail de démystification. Dans un entretien-vérité, dont la lecture s'impose à tous les enthousiastes de la monnaie unique, avec ou sans conditions, cet économiste iconoclaste met à bas les arguments avancés pour justifier la création de l'euro. Reprenons-les. Le marché unique ne pourrait fonctionner sans monnaie unique? " On peut parfaitement imaginer un marché unique avec un système monétaire de taux fixes." Les coûts de transaction ? "On peut au mieux escompter un gain d'un demi-point de PIB. D'un autre côté, on n'a pas calculé ce que représentait vraiment le coût de la conversion en euro."

La crainte des dévaluations compétitives? "Alors, on doit faire en sorte que l'Italie, l'Espagne et l'Angleterre fassent partie du premier cercle." L'euro comme arme pour établir des relations moins dissymétriques avec les Etats-Unis et le Japon ? "On sait que les Allemands refusent verbalement cet engagement et, en tout cas, ne veulent pas y souscrire." Et l'auteur de conclure à ce stade : "On ne nous a pas expliqué pourquoi véritablement il fallait qu'il y ait une monnaie unique." D'autant, ajoute-t-il, que "l'économiste peut prouver que cette théorie nous a coûté dramatiquement cher en termes de croissance et d'emploi". Avec de tels partisans, on pourrait penser que l'euro n'a nullement besoin d'adversaires...

Echapper au processus démocratique

Mais, on s'en doute, il y a une autre explication à la "nécessité" de l'euro. Elle se trouve simplement ailleurs, "dans un élément que l'on n'ose pas avouer, mais qui est, à mes yeux, fondamental et que j'appellerai la "servitude volontaire". (...) Les différents gouvernements ont été incapables d'expliquer à leur opinion publique qu'il allait falloir changer radicalement de conception d'intervention économique. La solution trouvée fut l'Union économique et monétaire. Le paradigme nouveau se présente comme suit: la politique monétaire est tellement importante qu'il faut la faire échapper au processus politique démocratique classique. On ne peut laisser un outil aussi important que la monnaie entre les mains des politiques, parce que ceux-ci étant soumis au cycle électoral peuvent avoir la tentation d'y toucher. (...) Mais tout ceci n'était pas vendable à l'opinion publique".

Pour être complet, il faut préciser que, tout en étant atterré par l'impréparation des autorités communautaires et nationales sur les problèmes que va poser l'entrée en vigueur de la monnaie unique (répartition des rôles entre la Banque européenne et les banques centrales nationales, gestion du risque prudentiel au niveau européen, avenir de l'industrie financière, énorme pouvoir donné aux opérateurs financiers, survie des structures capitalistes françaises, etc.), Elie Cohen reste favorable au pari de l'euro. Selon lui, "le rôle des "despotes éclairés" est terminé... Il y aura plus de politique démocratique, et il y aura plus de politique de régulation au niveau européen." Mais ce qui est pour lui un pronostic apparaîtra à d'autres comme un acte de foi à très hauts risques.

Faut-il souligner qu'aucune des questions ainsi soulevées sur l'euro, et qui engagent l'avenir démocratique de l'Europe, ne fait partie des argumentaires électoraux des "partis de gouvernement" en compétition? Les citoyens ne trouvent évidemment pas leur compte dans une campagne électorale bâclée que la droite au pouvoir entend traiter non pas comme l'occasion d'un débat approfondi, mais comme une formalité quasi administrative ("pour ne pas perdre huit mois") avant de passer tranquillement aux choses sérieuses dans les cinq années à venir: la mise aux normes "européennes", c'est-à-dire thatchériennes, de la France.

Car telle est bien, pour paraphraser Henry James, l'"image dans le tapis" du "nouvel élan" que les électeurs sont invités à approuver. Si, comme on nous le dit par ailleurs à juste titre, il s'agit bien d'une "question de civilisation", encore faudrait-il que l'ensemble des éléments d'appréciation soient mis sur la table avant le scrutin. L'histoire de la construction européenne, en particulier depuis le milieu des années 80, montre bien, en effet, que le despotisme éclairé n'est le monopole d'aucun camp.

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