Quand on regarde l'Europe - d'Amérique mais également dans une perspective historique - la direction que prend l'intégration européenne, en particulier dans sa marche vers l'union monétaire, ne présage rien de bon.
par Andrew Martin et George Ross, Harvard University, Center of European Studies, publié dans: Notabene, lettre d'information de l'Observatoire social européen, no. 100, rue P.E. Janson, 13, B-1050 Bruxelles. Tel: 322 537 19 71, Fax: 322 539 28 08.
Renouvelée dans l'enthousiasme et l'optimisme après 1985, avec le programme "1992", la marche européenne actuelle vers l'union monétaire pourrait mettre à mal ses grandes réalisation historiques de l'après deuxième guerre mondiale. Paradoxalement, cela pourrait menacer l'intégration européenne. Ces pensées n'ont rien d'original, des partisans de l'intégration les reprennent à leur compte de plus en plus. Le problème est que les décideurs ne leur accordent pas suffisamment de crédit: ils semblent victimes d'un cas aigu et dangereux de myopie historique.
Un modèle de société
La démocratie-même est fondamentalement en jeu. La fin de la deuxième guerre mondiale a permis à cette dernière de faire un énorme pas en avant en Occident, et plus particulièrment en Europe occidentale. Là où le fascisme avait fait connaître son plus sérieux revers à la démocratie et où l'autoritarisme soviétique menaçait, les politiques démocratiques n'ont pas été seulement restaurées et consolidées. Le grand progrès est d'avoir soumis le capitalisme à un contrôle démocratique très renforcé. A de nombreux égards, la croissance capitaliste a été assujettie à des objectifs sociaux définis démocratiquement. Contrecarrer l'instabilité et l'inégalité engendrées par les marchés privés est devenu le rôle central des décisions publiques. Par conséquent, l'instabilité et l'inégalité économiques ont été atténuées par le biais d'une politique sociale et macroéconomique et, plus tard, la durabilité écologique a été stimulée par une politique de l'environnement. Dès lors, les politiques démocratiques, c'est-à-dire des gouvernements responsables devant les électeurs, ont créé un "modèle européen de société", différent et humain, et y ont "accomodé" le capitalisme.
Au cours de ses trente premières années, l'intégration européenne a contribué à renforcer ces réalisations historiques. [Elle a consolidé la paix et, tout aussi important, a fortement accru les possilblités de croissance capitaliste.] Cependant, ces dernières années, il n'est pas impossible qu'elle mine désormais de plus en plus les conditions politiques d'une démocratie européenne qu'elle a étayées par le passé.
Nous ne reprenons pas les critiques habituelles qui affirment que le pouvoir est en train de passer de gouvernements nationaux démocratiques responsables à un proto-gouvernement européen, isolé de toute responsabilité envers les électeurs, même si ces dernières jouissent d'une certaine validité. Au contraire, les institutions européennes donnent aux gouvernements nationaux les moyens d'échapper à leurs responsabilités envers leurs électeurs. Comme l'un de nos collègues l'a fait remarquer: "L'UE restreint fortement la participation formelle aux prises de décision de la plupart des protagonistes nationaux à l'exception des membres de l'exécutif. Des thèmes jadis traités par les parlements et les électeurs nationaux sont aujourd'hui sujets de discussions secrètes du Conseil européen qui emploie des procédures constitutionnelles nationales conçues pour traiter des questions "hautement politiques" de politique étrangère traditionnelle. Le prétendu "déficit démocratique" qui a provoqué tant de remous à l'époque des référendums sur Maastricht n'est pas une caractéristique périphérique fortuite de l'UE, il fait partie intégrante de son tissu institutionnel." Andrew Moravcsik, Why the European Community Strenghens the State: Domestic Politics and International Cooperation, Havard Center for European Studies, Working paper, n° 52, 1994, p.3)
L'Union économique et monétaire (UEM), la dernière et plus ambitieuse étape depuis 1985 illustre remarquablement cette situation. Elle aggrave le déficit démocratique d'abord par sa conception et, ensuite, par la logique-même de cette conception. Les banques centrales l'ont mise au point en vase clos et elle a été incorporée au traité de Maastricht lors de négociations tout aussi confidentielles. La ratification a entrouvert brièvement la discussion mais à l'instar d'autres domaines de l'intégration européenne, l'UEM a réussi à se frayer un chemin au travers du processus épineux de la ratification avant que les peuples européens ne puissent en évaluer complètement toutes les conséquences. Comme il apparaît clairement aujourd'hui, l'UEM a été mise en place pour exercer des effets très restrictifs - et pas seulement au cours de la période de transition des années 1990 mais également au cours du prochain millénaire, surtout si les mesures en matière fiscale adoptées à Dublin entrent en vigueur.
L'insistance sur les critères de convergence et leur interprétation encore plus draconienne que celle prévue par le traité est clairement l'oeuvre des décideurs politiques allemands. La sagesse populaire attribue cela à une peur obsessionnelle des Allemands face à l'inflation, profondément ancrée dans les souvenirs du passé. Si tel est le cas, les souvenirs se fourvoient dangereusement. Aucune des deux grandes poussées inflationnistes de l'histoire du pays, dans les années 20 et 40, n'a occasionné les plus grands dommages. Dans les deux cas, la stabilité a été promptement restaurée, et suivie par une période de prospérité. La prise de pouvoir par les Nazis, et l'immense tragédie que cela a entraîné pour l'Europe, a été rendue possible par le chômage de masse, pas par l'inflation. Avec une stabilité restaurée à la fin des années 20, le soutien aux Nazis s'est réduit comme une peau de chagrin. Il a repris exponentiellement de l'essor quand la Grande crise s'est aggravée et que le chômage s'est envolé, le tout exacerbé par une insistance aveugle sur l'équilibre du budget.
Les décideurs allemands et européens sont-il en train de réitérer la même erreur fatale? Si tel est le cas, ce n'est peut-être pas dû au retour d'idées économiques erronées ou à une mémoire historique défaillante. Il se peut qu'il y ait une telle résistance au retrait de la polique rigidisssime par laquelle l'UEM perpétue le chômage car elle ouvre des possibilités de changement dans le modèle européen de société qui seraient bien plus difficiles à poursuivre autrement.
Changement de modèle?
Un taux élevé de chômage modifie l'équilibre du pouvoir au sein du marché du travail, affaiblissant les syndicats et renforçant le patronat. La stagnation économique accroît les coûts budgétaires, alors que les revenus diminuent. Par conséquent, la seule solution pour réduire les dettes et les déficits est de procéder à des coupes claires dans les dépenses publiques. Dans la mesure où l'on retrouve surtout ces déficits en matière de protection sociale, les restrictions ne peuvent s'effectuer que dans ce domaine. Par conséquent, il nous semble que les choix politiques qui sous-tendent l'UEM s'inscrivent dans une stratégie délibérée visant à faire machine arrière quant aux progrès de l'après-guerre qui ont permis de réduire les inégalités et l'instabilité.
Cette stratégie est facilitée par la perte des compétences centrales nationales des Etats membres en matière de politique économique. Les débats nationaux animés en leur sein rendent très difficile l'adhésion à des politiques d'austérité durables avec ses conséquences jumelées: des taux de chômage extrêmement élevés et démoralisants et une érosion des mesures de sécurité sociale. Alors que l'intégration européenne a joué un rôle dans la consolidation de ces débats démocratiques au cours des premières années, l'utilisation des institutions européennes, opportunément opaques pour retirer ces compétences clés des politiques démocratiques, a grandement facilité cette tâche.
Des pertes en termes de démocratisation
Le résultat n'est pas uniquement un accroissement du déficit démocratique mais également une multitude de "pertes en termes de démocratisations". Les institutions européennes ont été utilisées pour court-circuiter les processus démocratiques nationaux et isoler les instruments essentiels de politique monétaire de tout contrôle démocratique, bien plus efficacement qu'au sein de chaque Etat membres. Le mandat de la Banque centrale européenne (BCE) est inscrit dans la constitution de l'UE, alors que même la Bundesbank relève de la législation ordinaire. Le marché unique et l'UEM enlèvent d'autres instruments importants de contrôle de l'économie aux politiques démocratiques en transférant aux marchés des domaines jadis sujets à débats et décisions publiques. Finalement, la trajectoire actuelle de l'intégration entraîne un changement profond, à nos yeux essentiellement négatif, au niveau de la citoyenneté. La contribution la plus significative du modèle européen de société est peut-être la création et la consolidation de ce que T.H. Marschall a appelé "La citoyenneté sociale" en matière de sécurité sociale, d'éducation, d'emploi et dans d'autres domaines. Si quelque chose apparaît clairement dans les années 1990, c'est que cette citoyenneté sociale est assiégée.
[Redémocratisation nécessaire
Cette situation est hautement ironique. En effet, par le biais de l'UEM, l'intégration européenne court peut-être à sa perte. Les électorats nationaux vont se mobiliser contre l'Europe si celle-ci engendre une instabilité économique, une démocratie affaiblie et une citoyenneté décroissante. Si les électeurs estiment que le seul moyen de reprendre le contrôle est de le retirer à l'Europe, il se peut qu'ils entament le processus. Cela suffirait peut-être à sonner le glas de l'Europe. Il s'agirait d'une perte terrible parce qu'à ce moment de l'histoire, le seul moyen de donner aux Européens le degré de contrôle sur l'économie nécessaire à la sauvegarde de leurs gains historiques est d'étendre ces gains au niveau des institutions européennes. On peut encourager les hommes politiques nationaux à le faire s'ils ne se laissent pas séduire par le chant des sirènes nationalistes auquel l'orientation actuelle de l'intégjration donne le "la".
La première étape serait de renégocier les termes de l'UEM. La Banque centrale européenne doit être responsable de l'emploi et de la stabilité des prix et cette responsabilité doit être mise en oeuvre en rendant cette banque centrale responsable devant les gouvernements des Etats membres élus démocratiquement. En outre, les compétences en matière de politique fiscale doivent être restaurées dans chaque Etat membre et renforcées au niveau européen. D'autres étapes pour revenir à de plus grandes "redémocratisations" en Europe incluraient de donner plus de pouvoir au Parlement européen. Toutefois, cela ne servirait à rien sans redessiner l'UEM.]
Remarque de l'éditeur: Dans l'EUROPA-MAGAZIN 2/97, on n'a publié qu'un extrait de l'article. Nous avons laissé tomber tout ce qui se trouve entre "[]". Il s'agit des passages, à notre avis, trop apologétiques de l'UE et des possibilités de l'UEM. On a l'occasion de lire assez de mythologies sur l'UE et l'UEM, et nous ne nous sentons pas obligés d'en reproduire dans notre magazine où chaque ligne nous coûte (frais d'impression!!).
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