Le vote du 6 décembre 1992 a permis de raviver le sentiment minoritaire romand. Les milieux europhiles imposent l'image d'une opinion complètement acquise à l'idée d'une adhésion à l'UE et "victime" de la majorité suisse-allemande "blochérienne". Le débat sur les conséquences politiques, économiques et sociales de l'adhésion est ainsi complètement occulté. Même les dirigeants politiques et syndicaux de la gauche n'émettent, en tout cas publiquement, aucun doute à ce sujet. Mais en diabolisant ou en ignorant leurs minorités eurosceptiques, ces partis et syndicats pourraient bien pousser une partie de leurs adhérents dans les bras de l'ASIN, de la Lega ou de l'UDC. Le débat démocratique reste de loin le meilleur garant de la cohésion fédérale et internationale. Il est aujourd'hui mis en danger en pays romand par le diktat d'une élite politique qui prétend détenir la vérité et le "progrès".
par Antoinette Pitteloud
Avec des si...
Les médias et les partis de Romandie se veulent unanimes: "nous devons à tout prix adhérer à l'UE, sous peine de repli identitaire, de montée de l'extrême-droite, de délocalisations et de chômage". Il est de bon ton de ponctuer ou de terminer un article, une émission ou un débat par une lamentation qui se voudrait rassembleuse: "les choses seraient bien différentes et tout irait beaucoup mieux aujourd'hui en Suisse si le peuple avait dit oui le 6 décembre 1992".
Fiction et réalité
Derrière le décors du "drame de la non adhésion" la plus grande partie des entreprises suisses travaillent déjà avec l'Europe. Elles sont depuis belle lurette confrontée à la dure réalité des différences de coûts de production et beaucoup délocalisent plus ou moins discrètement leurs unités à faible valeur ajoutée. L'adhésion de la Suisse à l'UE n'y changerait rien car ce phénomène, conséquence d'une guerre économique mondiale entre les USA, l'Europe et l'Asie, fait également des ravages chez nos voisins européens. Partout il s'agit de gagner des parts de marché; pour ce faire il est impératif de proposer des prix concurrentiels et ces derniers ne peuvent être abaissés qu'en diminuant le coût de la production. Les secteurs qui maintiennent leur fabrication en Europe robotisent à tour de bras alors que ceux qui ont besoin d'ouvriers peu qualifiés se déplacent vers les régions offrant une main d'oeuvre abondante et peu ou pas protégée. La course au dumping social est internationale.
"Aucune comparaison possible"
Mais, en Romandie, les difficultés rencontrées par les PME sont systématiquement présentées comme une "punition " qui sanctionnerait le refus populaire d'entrer dans le "grand marché". De même, aucune comparaison ne peut jamais être établie entre les programmes d'austérité imposés en Suisse ou chez nos voisins: la politique ultralibérale a pour nom "critères de convergence " en UEland alors qu'en Suisse romande elle se nomme "conséquences de la non adhésion ".
Ainsi, chaque sujet se voit-il différemment traité selon le lieu où il se développe: nos entreprises délocalisent parce que la Suisse ne fait pas partie de l'UE mais on ne peut bien sûr par comparer avec les délocalisations massives des entreprises allemandes hors de l'UE. Notre taux de chômage devrait baisser si nous adhérions, bien que la moyenne européenne soit plus élevée... Une émission de la TSR (16.03.97, 20h05) nous apprend que les habitants du Val d'Aoste et de Chamonix, qui étouffent sous le trafic des camions européens, préconisent l'adoption par l'UE de l'Initiative des Alpes. Mais l'animateur de l'émission, fort intéressante par ailleurs, conclut en martelant que, pour entrer dans l'Europe, la Suisse doit accepter le passage des quarante tonnes. Car, pour un présentateur romand, il va de soi que tout le monde veut adhérer à l'UE. Pas un mot, bien sûr, à propos des pressions opérées par la Commission européenne dans les négociations bilatérales sur les transports, poussant notre gouvernement à faire des offres perpétuellement à la baisse et de plus en plus contradictoires avec l'application de l'Initiative des Alpes précisément.
Création d'un mythe
En Romandie, ce point de vue univoque sur l'origine de tous les problèmes économiques marginalise toute tentative de réflexion et permet de créer l'illusion d'une unité de façade. Chacun est appelé, sous peine de trahison, à se sentir membre d'une minorité linguistique et politique homogène, victime d'une majorité suisse-allemande blochérienne, réactionnaire et dominatrice. Les données sociologiques du scrutin du 6 décembre 1992 (villes et campagnes, gauches et droites divisées) ont été évacuées au profit d'un mythe plus simple à ventiler et à ancrer dans l'inconscient collectif: les romands seraient plus progressistes et auraient par conséquent massivement approuvé l'adhésion à l'EEE, alors que les alémaniques, plus attachés à leurs traditions paysannes, auraient voté "non" par peur du changement.
Volontariat de l'adhésion
Ce langage sans nuances est malheureusement particulièrement bien reçu par la jeunesse, qui s'identifie naturellement plus volontiers aux notions de "progrès" et de "changements" qu'aux valeurs "réactionnaires" de "vieux suisses aux bras noueux". Les critiques émises par une partie de la gauche et les partis écologiques suisses-allemands n'ont trouvé aucun relais dans la presse romande ou les universités. C'est ainsi que l'anti-conformisme devient conformiste: être jeune c'est être "pro-européen", soit une vague notion que l'on pourrait définir par l'espoir de trouver plus facilement un emploi, par l'illusion d'une Liberté augmentée par l'ouverture des frontières. Mais force est de constater que peu de jeunes approuveraient les accords de Shengen s'ils en connaissaient la teneur; la plupart sont incapables de faire la distinction entre EEE et UE, de citer quelques incidences des accords de Maastricht ou d'évaluer les conséquences de la libre circulation des personnes sur leurs chances de trouver un emploi ou sur leurs futurs salaires. L'absence de débat a permis de créer un volontariat de l'adhésion.
Le mouchoir de poche
L'autocensure s'insinue lentement en Romandie et étouffe toute velléité de pensée indépendante. Même les partis et organisations "de gauche " n'émettent aucun doute, ouvertement en tout cas, quant à la marche à suivre: "d'abord adhérer à l'UE, ensuite discuter! L'Europe sociale n'existe pas? Une fois membres nous la créerons! L'adhésion invaliderait plusieurs règles de protection écologique? Qu'importe, nous défendrons de nouvelles directives en adhérant! Les droits d'initiative et de référendum seraient vidés de leur substance? S'ils sont nécessaires nous les ferons adopter par nos partenaires! " Même le déroulement des négociations bilatérales n'entame en rien l'idée magique qu'Helvetica, une fois légalement mariée à l'UE, deviendra reine: notre mouchoir de poche sera transformé en nappe de festin, la grenouille deviendra boeuf et la citrouille carrosse.
Mais que fait la gauche?
On aurait pourtant pu attendre des partis socialistes européens qu'ils cherchent à créer un contre-pouvoir, un pôle de résistance aux puissances économiques qui supplantent lentement les pouvoirs politiques. Mais ceux-ci sont, au contraire, devenus de bons élèves du libéralisme. Ils n'ont signé aucune charte sociale minimum qui pourrait les contraindre dans leurs cuisines nationales: d'abord l'Euro, ensuite l'Internationale? Les privatisations des services publics ne sont pas remises en causes, pas plus que les critères de convergence ou la centralisation des pouvoirs. La libéralisation forcenée de l'économie mondiale est présentée comme incontournable, une fatalité qu'il faut subir sans se rebiffer. Mais certains partis socialistes européens recèlent pourtant en leurs rangs de nombreux eurosceptiques. Les doutes, les tendances et les nuances se développent à l'approche de l'instauration de la Monnaie unique et s'expriment ouvertement par voie de presse. Un véritable débat public se développe et les candidats aux élections de la gauche tentent de ne pas trop s'avancer sur le dangereux terrain de l'Euro, signalant ainsi que chez eux aussi l'opinion de leurs membres est loin d'être unanime.
Cette voix n'existe pas en Suisse. Ainsi le PSS, après avoir combattu deux projets successifs de TVA, a fini par se faire le chevalier de cet impôt éminemment antisocial et depuis longtemps souhaité par la droite. Peter Bodenmann, président à l'époque, a estimé que l'adhésion à l'EEE passait par ce transfert de taxe des entreprises sur les consommateurs. Pas la moindre vague n'a agité les sections qui s'étaient auparavant investies contre cet impôt. Les socialistes romands, chantres de l'adhésion à l'UE, jouent aux premiers de classes et ont réussi à évacuer tout débat en leur sein: "être contre la TVA = être eurosceptique = être blochérien; nul n'échappe à cette règle". On croirait entendre la voix du "Nouveau Quotidien"...
Aucune réflexion n'est menée par la gauche romande traditionnelle pour tenter de protéger le tissu économique, politique et culturel local, tout est ramené à une adhésion qui permettrait ensuite de trouver des solutions. Il n'y a rien à préserver, tout est à construire, mais, pour cela, il faut d'abord se rendre sans condition et accepter le contrat en bloc. Les débats, les recommandations politiques, les articles et les émissions se succèdent ainsi sans qu'aucun trublion ne viennent déranger la sérénité de cette belle unanimité entre la gauche et la droite.
Les limites de l'héroïsme
Car, en terre romande, il faut en effet être un peu kamikaze pour oser poser publiquement des questions aussi simples que: ne pourrait-on pas d'abord adopter les règles européennes qui apportent un progrès social et refuser celles qui signifient une régression de notre législation? Doit-on à tout prix accepter toutes les clauses? Y a-t-il vraiment un sens à vouloir soumettre toute l'Europe aux mêmes règles, alors que les conditions de vie et de climat, les mentalités et les passés historiques sont complètement différents d'une région à l'autre? Si la coopération est, certes, nécessaire, doit-on vraiment centraliser toutes les décisions au risque de mettre en péril une politique régionale et un tissus économique local déjà fort mis à mal par le GATT? A-t-on réellement évalué les conséquences de l'ouverture des marchés public (OMP)? Les autorités n'éprouvent-elles aucune honte à favoriser le règne des entreprises générales internationales au détriment des firmes locales? Ne devrait-on pas, au contraire, maintenir des gardes-fous, pourquoi pas des barrières protectionnistes, pour protéger par exemple notre agriculture, dont la fonction ne se réduit de loin pas à l'approvisionnement alimentaire du pays? Ne peut-on vraiment pas conserver les quelques protections sociales péniblement obtenues par les générations précédentes pour défendre les plus faibles? Doivent-elles vraiment être liquidées au nom de la liberté du commerce européen? Est-il absolument impossible de conserver pleinement et d'élargir les droits démocratiques conquis pour lutter contre toute centralisation excessive et renforcer ainsi la solidarité au sein des pays? ". Mais la pression est si forte que chacun préfère ne pas se faire remarquer. Avoir de telles pensées ne peut que provoquer des ennuis, peut-être même au sein de sa propre niche politique. Les noms d'oiseaux comme "nationaliste", "rétrograde", "réactionnaire" ou, pire, "idéaliste", "sectaire", "égoïste", "soixante-huitard" ou "privilégié" vont forcément fleurir.
En limitant les pensées de leurs adhérents à une ligne officielle, les partis de gauches et les syndicats se privent pourtant de forces qui pourraient leur être précieuses à l'avenir et ils pourraient bien jeter ainsi dans les bras de l'ASIN, de la Lega et de l'UDC tous ceux qui ne peuvent pas s'empêcher de douter ou de penser autrement.
Dérive indentitaire romande
On pourrait voir dans la dérive de cette opinion soit-disant unanime un avatar de l'antipathie de certains milieux romands, de gauche comme de droite, promptes à accuser la Suisse-allemande. Comme déjà signalé plus haut, ce mythe est entretenu à l'aide d'interprétations peu objectives, mais il a l'avantage de permettre une démarcation identitaire simple à appréhender par le grand public et paradoxalement attisée par les chantres de la globalisation: le Romand serait différent du Suisse-allemand; il formerait donc une nouvelle entité puisque, en tout cas jusqu'à présent, presque personne n'a proposé de le noyer parmi les citoyens français.
Minorité ou majorité?
Le jeu des majorités et des minorités est très complexe. Ainsi la Romandie, en s'estimant victime minoritaire d'une Suisse-allemande toute puissante, s'érige en représentante d'une opinion tellement "majoritaire" sur son propre territoire qu'elle exclut toute forme de débat et crée ainsi une nouvelle minorité, celle des eurosceptiques qui n'osent s'exprimer ouvertement mais n'en pensent et n'en votent pas moins. De plus, les europhiles romands, en attribuant tous leurs maux intérieurs à la Suisse-allemande, se montrent ainsi peu aptes à supporter leur futur statut tant désiré de micro-minorité dans le Parlement européen.
La Suisse-allemande, considérée comme une majorité étouffante par beaucoup de Romands, non seulement pratique le débat mais peut également être perçue comme une minorité linguistique et culturelle digne d'intérêt parce qu'en effet très différente de notre grande voisine allemande. Et c'est justement cette particularité qui nous apparente à elle, car nous-même ne nous sentons pas français mais suisses romands. De même le Tessin et les Grisons partagent avec nous des spécificités culturelles, politiques, linguistiques et géographiques. Nos parentés linguistiques avec d'autres pays ne suffisent pas à gommer nos connivences historiques, culturelles, économiques ou politiques. Ces "différences", loin de nous séparer, au contraire nous unissent.
Le débat démocratique reste de loin le meilleur garant de la cohésion fédérale et internationale. Il est aujourd'hui mis en danger en pays romand par le diktat d'une élite politique qui prétend détenir la vérité et le "progrès". De plus, les socialistes peuvent se faire les champions de l'anti-blocherisme, ils n'en restent pas moins les meilleurs alliés d'une droite ultralibérale qui souhaite pouvoir jouer librement avec les règles du marché et le prix de la main-d'oeuvre. En diabolisant les eurosceptiques, les europhoriques romands se privent et privent l'opinion public de critiques, d'idées et de propositions loin d'être sans intérêt. Ils empêchent ainsi la création d'un mouvement fédéral et international, pourtant absolument nécessaire, de défenses des acquis sociaux, écologiques et démocratiques.
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