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Supranationalisme, souveraineté nationale, démocratie et État social

L’Union Européenne ne peut pas être démocratisée

L’économiste William Mitchell et le théoricien politique Thomas Fazi sont les auteurs du livre « Reclaiming the State – A Progressive Vision for a Post-Neoliberal World ». Ils montrent que l’attaque contre la souveraineté des États nationaux est essentiellement une attaque contre la démocratie. Ils proposent le concept d’un État territorial permettant un changement progressiste.

Par William Mitchell et Thomas Fazi 1

« Regardons la réalité en face : la souveraineté des États est devenue un concept insignifiant dans le contexte d’une économie internationale de plus en plus complexe et intégrée. Le développement de la mondialisation, soutenue par celui des moyens de transport et des technologies de communication font que les États individuels deviennent les pions des forces du marché. L’internationalisation du secteur financier et l’importance croissante des groupes internationaux limitent les possibilités des États nationaux à mener des politiques autonomes sociales et économiques pour garantir la prospérité de leurs populations. Les marchés financiers et les multinationales ont plus de pouvoir aujourd’hui que les gouvernements, et il leur est facile de faire plier les gouvernements à leurs exigences. Ainsi notre seule chance pour résoudre les défis internationaux de notre époque, pour maîtriser la puissance des multinationales et pour aboutir à une transformation profonde est la suivante : les pays doivent unir leur forces en transférant leur souveraineté à des Institutions supranationales (telle l’Union Européenne) qui sont seules capables de tenir tête aux multinationales et ainsi reconquérir la souveraineté que nous avons perdue. Autrement dit, afin de sauvegarder leur souveraineté factuelle les pays doivent accepter de limiter leur souveraineté formelle. »

Ce type d’argument nous est familier (et semble éventuellement convaincant) car on l’entend tous les jours, surtout en Europe, diffusé par des politiciens et la plupart des médias. Ceci a été particulièrement frappant lors des débats autour du Brexit. Une recherche Google avec les mots clef « Brexit », « Souveraineté » et « Tromperie » donne des centaines de résultats, parmi lesquels aussi des articles d’auteurs qui pensent être progressistes. Dans ces articles on se moque systématiquement des électeurs britanniques et leur tentative « de reprendre le contrôle ». Le résultat de la votation britannique serait tout simplement dû à la candeur des électeurs qui n’avaient pas compris qu’il n’y a plus de souveraineté à récupérer – cette idée serait un fantasme qui n’a plus de place dans le monde moderne interconnecté.2 Au contraire, l’unification des processus de décision et des ressources serait la seule manière pour les peuples à sauvegarder leurs intérêts.3

Les pères idéologiques du supranationalisme et de l’anti-souverainisme Avant de procéder à une évaluation critique de ces affirmations il faut se rendre compte d’une chose : ces idées sont tout sauf nouvelles. En fait elles datent d’une époque bien avant la nôtre – alors qu’on prétend qu’aujourd’hui la souveraineté nationale serait placée devant des défis sans précédent. Et, si on regarde de près, on se rend compte que l’origine de ces idées est moins recommandable que ce que ses adeptes veulent bien admettre. Le secrétaire britannique des colonies Joseph Chamberlain (1836-1914), un impérialiste dans l’âme, pensait déjà à la fin du 19e siècle que l’idée de souveraineté nationale avait vécu. Il a déclaré en 1902 que « notre époque est celle des grands empires et non pas celle des petits États ». Selon l’historien anglais Robert Tombs, Chamberlain était de l’avis que les populations « se portent mieux dans un système supranational conduit par une élite animée par de nobles objectifs » (où, bien entendu, le rôle dirigeant incomberait à la Grande Bretagne).4 Mais Chamberlain n’était sans doute pas le plus embarrassant père spirituel de l’anti-souverainisme, car les nazis allemands et les fascistes italiens ont eu des idées similaires.

L’historien et auteur John Laughland a publié en 1997 un livre « The Tainted Source: The Undemocratic Origin of the European Idea ».5 Il y démontre que l’opinion répandue selon laquelle les nazis étaient des nationalistes hystériques et fervents n’est pas correcte. Il dit que pour eux le concept de l’État national comme entité politique et économique, fonctionnelle et indépendante, était dépassé. Comme beaucoup d’intellectuels et journalistes d’aujourd’hui ils pensaient que l’idée de souveraineté nationale appartient à l’histoire passée. Ils étaient, comme les supranationalistes d’aujourd’hui, fascinés par la technologie moderne et les réseaux économiques.

Les fascistes étaient convaincus que les développements technologiques signaient la fin de l’État national. Dans cette perspective, l’idée de souveraineté était un anachronisme dans un monde caractérisé par des économies nationales mises en réseau, des liaisons de transports à l’échelle globale et moyens de communication correspondants.6

Camillo Pellizzi (1896-1979), l’un des intellectuels fascistes influents de cette époque, écrira à ce propos : « Aujourd’hui déjà, et moins encore dans l’avenir, il sera possible pour une Nation européenne à elle toute seule d’entrer en concurrence sur les plans militaire, économique ou culturel, avec les grandes puissances qui sont en train d’émerger en dehors de l’Europe ».6 C’est la raison pour laquelle les fascistes étaient de l’avis qu’une évolution vers des unités plus grandes était indispensable pour des raisons économiques.6 Il fallait donc créer un nouvel ordre économique au niveau européen, afin d’en « finir avec la balkanisation économique européenne ».6 Il est frappant de voir à quel point les textes de cette époque ont, sur cet aspect, une vision similaire à celle des pro-européens d’aujourd’hui.

Hermann Göring, président du Reichstag allemand de 1932 à 1945, conçoit en 1940 un plan sophistiqué pour une « Union économique à grande échelle de l’Europe ».6 Ce plan comportait la mise en place d’une union douanière, d’un marché unique, d’un système de compensation et des taux de change fixes entre les différents pays, « dans la perspective, à terme, d’une union monétaire ».6 Mais les projets des nazis pour l’intégration européenne ne se limitaient pas aux aspects économiques mais comportaient aussi un volet politique. Ainsi Heinrich Hunke, un idéologue économique très en vue dans le troisième Reich, déclare que « la nécessité d’un ordre politique facilitant la collaboration économique entre les peuples est reconnu ».6 Selon Hunke le but, à terme, est de mettre en place « une union politique en Europe ».6

Le grand rêve des nazis : une Europe unie sous suprématie allemande

Nous savons tous comment les rêves dystopiques des nazis d’une Europe unie sous domination allemande ont conduit vers un bain de sang et des destructions sans précédent. Contrairement à ce qui a été dit après la guerre par les partisans d’une union politique, ce cauchemar n’a pas été provoqué par le désordre et l’irrationalité du système des États-Nations, mais par la tentative de Hitler de détruire ce système.

L’Europe de l’après-guerre a prouvé une chose : les nazis se sont trompés quand ils pensaient que l’État national n’avait plus de raison d’être. L’ordre politico-économique qui s’est imposé après la guerre partout dans le monde occidental, inspiré par les idées de Henry Ford et John Keynes, était fondé sur l’idée que « l’État devait assurer le plein-emploi, la croissance économique et le bien-être des populations et pouvait, dans ce but, intervenir dans les mécanismes du marché libre ou même, si nécessaire, les remplacer ».7

D’un autre côté le droit des peuples à l’autodétermination a été reconnu comme principe fondateur du droit international et a été inscrit dans la Charte des Nations Unies – même s’il est vrai que ce droit a souvent été bafoué. La revendication de ce droit a été à l’origine de nombreux mouvements anticolonialistes ou de libération nationale. Il s’est avéré que le principe de la souveraineté des État a été un succès qui a duré de 1945 jusqu’au début des années 1970 : grâce aux institutions de l’État démocratique, les pays occidentaux ont vécu une période de stabilité économique, de croissance continue et de plein emploi.

L’Union Européenne : le retour du supranationalisme

L’idéologie du supranationalisme reprend de la force lorsque à la fin des années 1970 et au début des années 1980 des hommes politiques occidentaux, et surtout en Europe, commencent à user des mêmes arguments que les nazis quelques décennies auparavant. Une politique d’austérité est mise en place au Royaume Uni (par le gouvernement Callaghan) et en France (présidence de Mitterrand) et justifiée en faisant référence à « la dure réalité économique » et la « logique impitoyable » de la concurrence et de la mondialisation qui, disait-on, limitait sévèrement la souveraineté des États et leur capacité de mener une politique économique indépendante. Pour cette raison – toujours selon cette idéologie supranationale - les pays n’avaient d’autre choix que de renoncer aux instruments classiques de la politique économique, comme les droits de douane ou autres barrières commerciales, le contrôle des capitaux, les interventions sur les taux de change ou la politique budgétaire. Ces instruments devaient désormais être remplacés par une gouvernance économique supranationale.

Ainsi François Mitterrand a déclaré que « la souveraineté de l’État n’a plus aucune grande portée ni un champ d’application important dans le cadre de l’économie mondiale. Un degré élevé de supranationalité est inévitable ».8 Un nouveau consensus a été établi en la matière et a conduit à une nouvelle phase de l’intégration européenne. Celle-ci ressemble de façon inquiétante au nouvel ordre européen préconisé par les nazis dans les années 1930.9 Soyons clairs: nous n’avons pas l’intention de suggérer que l’Union européenne serait fondée sur des idées fascistes ou que les intégrationnistes modernes seraient des fascistes. Mais nous soutenons la thèse que si l‘on veut comprendre la profonde crise sociale, économique et politique qui touche l’Union européenne et en particulier la zone euro, il faut prendre conscience des racines antidémocratiques et autoritaires de l’idéologie supranationale et antisouverainiste. Yanis Varoufakis l’a bien dit: « Nous Européens avons le devoir moral de nous débarrasser de l’illusion dangereuse que l’idée d’une Union Européenne qui ferait disparaître petit-à-petit les États nationaux serait forcément le pôle opposé des projets des autocrates bellicistes racistes, inhumains et misanthropes qui, grâce à la crise européenne, ont acquis le pouvoir en temps de guerre ».

La mondialisation néolibérale – le résultat de décisions politiques

Les affirmations selon lesquelles la phase actuelle du capitalisme sape le fonctionnement des États nationaux citent souvent le célèbre « trilemme d’impossibilité » de Dani Rodrik, un économiste turc qui enseigne à Harvard. Selon ce trilemme, « la démocratie, la souveraineté d’État et l’intégration économique mondiale s’excluent mutuellement ».11 Au fil des ans différentes forces politiques se sont servi du trilemme de Rodrik afin de justifier une politique néolibérale qui serait le prix nécessaire à payer pour profiter des bienfaits de la mondialisation, mais qui en même temps limite la souveraineté des États et la démocratie. Même la gauche politique, tout en prétendant être contre le néolibéralisme, fait souvent appel au trilemme d’impossibilité pour justifier l’idée que l’État national est « fini » et que les marchés financiers de façon punissent les gouvernements qui oseraient aller à l’encontre des ambitions du capital global.

Mais en fait, la pensée de Rodrik va dans une autre direction. Il est de l’avis que l’intégration économique mondiale n’est ni « naturelle », ni « complète » mais en fait assez limitée. Car malgré l’essor des entreprises multinationales et les chaînes logistiques internationales, les taux d’échange subissent toujours des variations importantes, les différences culturelles et linguistiques entre différents pays restent importantes, et limitent la mobilité totale des ressources matérielles à travers les frontières nationales. Par exemple, certains pays industrialisés continuent à appliquer une préférence pour des produits fabriqués localement. Et il existe toujours une forte corrélation entre les taux d’investissement nationaux et les taux d’épargne nationaux. De même, des contraintes réglementaires fortes régissent toujours la mobilité internationale de la main d’œuvre, et les flux de capitaux entre pays riches et pauvres restent notoirement en deçà des prévisions des modèles économiques théoriques. Les observations de Rodrik étaient publiées il y a vingt ans, mais restent toujours largement valables aujourd’hui : les frontières des États continuent dans une certaine mesure à avoir un caractère contraignant puisqu’ils définissent des territoires souverains du point de vue politique et juridique, lèvent des impôts, et énoncent des règles concernant l’application de contrats.

Le trilemme de Rodrik est en fait une tautologie : il est bien sûr vrai que si nous éliminons toute barrière limitant la circulation internationale des capitaux, les États nationaux vont forcément disparaître ou devenir de simples exécutants locaux assurant la maximisation des profits globaux. En même temps les citoyens vont forcément perdre leurs droits politiques. Mais, pour l’instant, cet état du capitalisme global est loin d’être atteint et, à notre avis, ne constitue pas un but désirable.

Les auteurs de ces lignes viennent de publier un livre intitulé « Reclaiming the State : A Progressive Vision of Sovereignty for a Post-Neoliberal World ». Dans ce livre il est expliqué que la mondialisation en général, et tout particulièrement celle de forme néolibérale que nous connaissons aujourd’hui, n’est pas la conséquence d’une dynamique intrinsèque au capitalisme ou à la technologie moderne, qui inévitablement doit affaiblir les États individuels. Elle était, et elle est, un processus qui est activement mené de front par les États eux-mêmes. Tous les aspects familiers de la mondialisation – les transferts d’entreprises, la désindustrialisation, la libre circulation des marchandises etc. étaient, et sont, les conséquences de décisions prises par des gouvernements.

Les États jouent aussi un rôle important lorsqu’il s’agit de promouvoir un ordre international néo-libéral, de l’imposer et de le maintenir, et de créer des conditions favorables pour la création de la valeur ajoutée globale. De plus la mondialisation, dans sa forme néo-libérale, a aussi besoin d’institutions politiques au niveau local, qui servent à maintenir le néolibéralisme au cas de défaillance du marché, des crises, ou de la résistance. La réaction des gouvernements à la crise financière de 2007-2009 sont un exemple pour cela.12 En regardant de près, on se rend aussi compte que l’idée répandue selon laquelle l’industrie financière serait une sorte de nébuleuse qui existe indépendamment des États et domine ceux-ci, n’est pas exacte. Si l’industrie financière joue un rôle dominateur elle peut le faire grâce aux institutions politiques qui le lui permettent. Comme toute société de capitaux les groupes financiers ont besoin des États afin de pouvoir perdurer – la politique de l’assouplissement quantitatif (« quantitative easing ») en est une belle illustration. L’économiste américain Gerald Epstein est de l’avis « que la mobilité du capital international dépend de façon décisive des interventions politiques et étatiques sur les marchés financiers ».13 Epstein ne se réfère pas uniquement au fait assez évident que l’intégration financière ne peut avoir lieu que si les États permettent au capital de circuler librement à travers les frontières. Il remarque également que « les marchés financiers intégrés ont besoin pour pouvoir fonctionner de rapports de force asymétriques et d’autorités d’exécution » de façon à pouvoir garantir aux créditeurs que leurs créances seront remboursées, si nécessaire par pression économique, politique ou même militaire.14

Non pas repli, mais reconfiguration de l’État

La même observation est vraie en ce qui concerne le néolibéralisme en général. Selon une opinion répandue surtout dans la gauche politique, le néolibéralisme conduirait à un « repli », une « érosion », et un « dépérissement » de l’État, ce qui crée l’impression que l’État est « accablé » par les marchés. Mais en réalité le néolibéralisme n’a pas provoqué un repli de l’État mais une reconfiguration de celui-ci, avec le but « de faire fonctionner la passerelle de navigation de la politique économique dans l’intérêt de du capital et de l’industrie financière » selon la formulation de l’économiste canadien Stephen Gill.15

Il semble évident que la mise en place du néolibéralisme n’aurait pas pu avoir lieu sans le recours des gouvernements nationaux – et en particulier des gouvernements de gauche – à tout un arsenal d’outils telles la libéralisation des marchés des biens et des capitaux, la privatisation des ressources et des prestations sociales, la dérégulation de l’économie et des marchés financiers, la réduction des droits des employés (négociations collectives). Citons également l’affaiblissement des syndicats, la réduction des impôts sur les biens et les capitaux aux dépens des classes ouvrière et moyenne, ainsi que la réduction des prestations sociales. Cette politique a été mise en œuvre dans les pays occidentaux de façon systématique et avec une détermination sans précédent, et elle a aussi été imposée aux pays en voie de développement. Elle a été soutenue par l’ensemble des grandes institutions internationales et quasiment par tous les partis politiques. De ce point de vue, l’idéologie néolibérale – au moins dans sa version officiellement antiétatique – se révèle servir tout simplement d’alibi qui permet de poursuivre un projet motivé par des visions et ambitions politiques au niveau des États. Le capital est dépendant de l’État comme à l’époque où le keynésianisme était dominant – aujourd’hui les institutions de l’État sont un bon moyen pour brider les ambitions des couches sociales modestes, et on fait aussi appel à elles lorsqu’il s’agit de sauver les grosses entreprises internationales avec un apport financier. Les États ont aussi leur utilité lorsqu’il s’agit de conquérir de nouveaux marchés.

La perte de souveraineté nationale, si souvent évoquée déjà dans le passé afin de justifier la politique néolibérale, est le résultat d’une volonté délibérée des élites nationales visant à restreindre les prérogatives des États – un processus souvent charactérisé comme une sorte de dépolitisation. Les mesures politiques engagées dans ce but par les gouvernements occidentaux sont typiquement les suivantes :
- La restriction des pouvoirs parlementaires relativement au pouvoir des gouvernements, et la tendance à accorder moins de représentativité aux parlements, par exemple en remplaçant la représentation proportionnelle par un scrutin majoritaire.
- L’indépendance formelle des banques centrales par rapport aux gouvernements dans le but explicite de soumettre les derniers « à la discipline du marché ».
- La préférence pour une politique ciblant directement l’inflation. Ainsi une inflation basse devient l’objectif principal de la politique monétaire des banques centrales, excluant tout autre considération comme le plein emploi.
- le choix d’une politique à partir de règles prédéterminées, par exemple en ce qui concerne l’endettement ou la concurrence, car ainsi les dirigeants politiques ont peu de marge de manœuvre pour respecter la volonté de l’électorat.
- Le placement des postes de dépenses importants sous le contrôle du ministère des finances.
- Le retour à un système au taux d’échanges fixes : ainsi la possibilité pour les gouvernements de contrôler la politique économique est fortement restreinte.
- le transfert des prérogatives des États vers des instances supranationales ou des bureaucraties méga-nationales telle l’Union européenne.

L’attaque contre la souveraineté est essentiellement une attaque contre la démocratie Pourquoi les gouvernements ont-ils accepté de se lier les mains de la sorte ?. L’exemple de l’Union européenne montre que l’adoption de « contraintes externes » permet aux décideurs nationaux de mieux faire passer les décisions impopulaires que nécessite la mise en place d’une politique néolibérale. Les institutions supranationales apparaissent ainsi comme les boucs émissaires, mais en même temps leur présence est présentée comme la conséquence inéluctable de la « réalité dure de la globalisation ». L’érosion de la démocratie et la restriction des droits de contrôle démocratiques qui ont accompagné le virage néolibéral depuis quelques décennies,16 ne constituent donc pas une tendance indépendante, provoquée éventuellement par la pression de la mondialisation économique et politique, mais bel et bien un élément constitutif du projet néolibéral. L’attaque contre la souveraineté est donc essentiellement une attaque contre la démocratie.

Ce processus a pris la forme la plus extrême en Europe occidentale, où le traité de Maastricht de 1992 a fait pénétrer le néolibéralisme profondément dans la structure de l’Union Européenne en marginalisant les principes de la politique keynésienne, qui durant les décennies précédentes avait représenté la référence dominante.

Le Brexit, une chance pour se débarrasser du carcan de l’Union Européenne Il est normal que la révolte contre le néolibéralisme engendre tout d’abord la demande d’une re-politisation des processus de décision nationaux, soit un contrôle démocratique accru de la politique, et en particulier des flux de capitaux dévastateurs qui ont été déchaînés par le néolibéralisme. Ce contrôle ne peut être effectué qu’au niveau national puisque les mécanismes de représentation supranationaux n’existent pas. L’Union Européenne n’est pas une exception. Elle est perçue comme l’incarnation d’un règne technocratique et de l’éloignement des élites de leurs populations. La votation sur le Brexit l’a montré, et l’euroscepticisme qui est en train de saisir l’ensemble du continent en est une autre illustration. En ce sens, et en accord avec les conclusions du livre publié par les auteurs du présent article, il serait bon que la gauche politique ne perçoive pas le Brexit (et au-delà la crise actuelle de l’Union Européenne et de l’Union monétaire) uniquement comme une source de désespoir. Au contraire, le Brexit constitue une chance unique pour se débarrasser du carcan néolibéral de l’Union Européenne et adopter une vue émancipatoire de la souveraineté d’État. Ainsi un vrai projet socialiste et démocratique pourrait être mis en œuvre, ce qui n’est pas possible dans le cadre de l’Union Européenne, et encore moins dans le cadre de la zone Euro.

Coopération multinationale d’États souverains plutôt que supranationalisme

Pour réussir un tel projet, il faudrait que les forces de gauche politique se rendent compte du fait que l’État national n’est nullement impuissant, mais au contraire comporte les ressources permettant de contrôler de façon démocratique l’économie et les finances au territoire national. En fin de compte, la lutte pour la souveraineté est aussi la lutte pour la démocratie. Cette lutte n’aura pas forcément lieu aux dépens de la coopération européenne. Tout au contraire : si on permet aux gouvernements de s’occuper le mieux possible du bien-être de leur citoyens, ceci pourrait être la base d’un projet européen renouvelé, qui est fondé sur la coopération multinationale d’États souverains.

1 W. Mitchell, T. Fazi (2017) Reclaiming the State: A Progressive Vision of Sovereignty for a Post-Neoliberal World. Pluto Press (Paperback ISBN 9780745337326, eBook ISBN 9781786801494).
2 Desmond Cohen, “Economic Sovereignty: A Delusion”, Social Europe Journal, 12 septembre 2017.
3 Renaud Thillaye, “The Left Needs a Better Conversation on National Sovereignty, Social Europe Journal, 6 novembre 2015.
4 Robert Tombs, “Sovereignty still makes sense, even in a globalized world, Financial Times, 7 juillet 2017.
5 John Laughland, “The Tainted Source: The Undemocratic Origins of the European Idea”, London: Warner Books, 1997.
6 cité dans 5.
7 David Harvey, “A Brief History of Neoliberalism, Oxford: Oxford University Press, 2005, p.10.
8 John Ardagh, “France in the New Century”, London Penguin, 2000, pp. 687-688.
9 Dans ce contexte la contradiction entre nationalisme et européanisme, comme il est souvent évoqué dans le discours social en Europe, n’a pas de sens. Les deux constituent en quelque sorte les deux faces d’une même médaille. L’exemple de l’Allemagne montre que l’idéologie européaniste a fourni le prétexte parfait aux élites de ce pays pour masquer le désir d’hégémonie sous couvert « d’intégration européenne ».
10 Yanis Varoufakis, “Lest we forget: The neglected roots of Europe’s slide to authoritarianism”, Author’s Blog, 14 mars 2013.
11 Dani Rodrik, “The Inescapable Trilemma of the World Economy”, Author’s Blog, 27 juin 2000. Une argumentation plus détaillée par le même auteur peut être trouvée dans : “How Far Will International Economic Integration Go ?” Journal of Economic Perspectives, 14,1 (2000), pp. 177-186.
12 Bob Jessop, “The State”, Cambridge UK and Maldon MA: Polity 2016, p.193.
13 cité dans 12, p. 198.
14 Gerald Epstein, “International Capital Mobility and the Scope for National Economic Management”, in Robert Boyer and Daniel Drache (Ed.), “States Against Markets”, New York: Routledge, 1996, p. 157.
15 Stephen Gill, “The Geopolitics of Global Organic Crisis”, Analyze Greece !, 5 juin 2016.
16 Colin Crouch parle dans ce contexte de la “Post-Démocratie”, soit une société disposant de toutes les institutions démocratiques, mais vidées de leur sens et qui continuent d’exister uniquement pour la forme. Colin Crouch, “Post-Democracy”, Cambridge: Polity, 2004.


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