»Le poids dans le monde« et la »sauvegarde du bien-être matériel« sont les buts déclarés de l'Union Européenne, cela dans le contexte d'une compétition globale accrue après la guerre froide. La politique nord-sud de l'UE est soumise à ces ambitions. La politique du développement sert de feuille de vigne pour cacher les visées plus réalistes de l'UE.
De Jochen Müller
Dans le traité de Maastricht de 1992, les Etats de l'UE formulaient pour la première fois dans l'histoire de l'organisation supranationale un mandat sur la politique commune du développement. Les articles 130u à 130y réclament entre autres: »1. La politique de la Communauté dans le domaine de la coopération au développement, qui est complémentaire de celles qui sont menées par les États-membres, favorise:
- le développement économique et social durable des pays en développement et plus particulièrement des plus défavorisés d'entre eux;
- l'insertion harmonieuse et progressive des pays en développement dans l'économie mondiale;
- la lutte contre la pauvreté dans les pays en développement. «.
On veut en même temps soutenir la "consolidation de la démocratie et de l'État de droit", ainsi que poursuivre "l'objectif du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales".
A prime abord, le texte du traité de Maastricht semble fournir le cadre politique pour une coopération à un développement progressif. De fait, il s'agit de l'articulation de quelques buts louables certes mais sans effets pratiques. La politique du développement n'a aucun statut d'indépendance. Elle reste complémentaire de la politique bilatérale du développement des pays-membres. Le traité ajoute aux 15 politiques du développement une 16ème et se limite à appeler les pays-membres à coordonner leurs initiatives bilatérales.
Ce qui est cependant plus grave: la politique de coopération au développement de l'UE est clairement soumise à la politique commerciale, économique et étrangère de l'UE. Dans une communication au Conseil Européen et au parlement de l'UE détaillant les conséquences du traité pour la politique du développement jusqu'à l'an 2000, la Commission précise clairement qu'il ne faut pas oublier que la politique du développement doit être insére au cadre global des relations à l'extérieur de l'UE. Cette politique doit renforcer la présence de la Communauté dans le monde et par là la reconnaissance de l'identité européenne par les pays tiers et les organisations internationales.
La politique du développement sert à fixer le rôle de "l'Europe" dans le monde - surtout face aux deux autres puissances de la triade, les Etats-Unis et le Japon. Elle fait quasiment partie de la politique extérieure et de sécurité dont on pouvait lire dans un projet de la révision du traité de Maastricht, qu'une politique étrangère efficace et cohérente correspondant au pouvoir économique de la puissance commerciale la plus forte du monde devrait renforcer l'influence de l'UE sur les pays-tiers, pour défendre les intérêts des pays-membres, de leurs entreprises et leurs employés dans un contexte commercial international se caractérisant par une compétition accrue.
Le but de la coopération au développement de l'UE consiste à promouvoir le bien-être matériel et la croissance en Europe (titre II, art. 3a). Ce sont les intérêts économiques qui sont au centre de la coopération au développement et non une conception globale du développement. Même si l Art. 130v du traité de Maastricht réclame que »La Communauté tienne compte des objectifs visés à l'article 130 U dans les politiques qu'elle met en oeuvre et qui sont susceptibles d'affecter les pays en développement«, ce traité a encore soumis plus nettement les relations avec le tiers monde aux intérêts de la politique étrangère, géostratégique, économique et commerciale des Etats-membres de l'UE.
L'insertion harmonieuse et progressive ...
Le fameux principe de cohérence selon lequel les mesures des différents domaines politiques ne devraient pas se contredire mais se compléter, n'est que verbiage gratuit. Tout au plus, quelques parlementaires critiques de l'UE dévoileront de temps à temps quelques violations éclatantes des principes - comme par exemple dans la politique de la pêche de l'UE: les flottes de l'UE subventionnées exploitent sans ménage les ressources de poissons ouest-africaines et menacent ainsi l'existence des pêcheurs indigènes, qui devraient être soutenus en même temps par la politique du développement de l'UE. L'adhésion de l'UE à l'OMC - instrument de l'imposition mondiale du libre échange illimité et du capitalisme pur - soutenue par une large majorité du parlement, représente à elle seule une violation du principe de cohérence. Les petits producteurs qui s'orientent vers les marchés régionaux et qui subissent la concurrence de la poudre de lait ou de la viande bovine subventionnées par le champion mondial de l'exportation (UE) n'ont rien à leur disposition pour se défendre contre le marché mondial libre. Il menace clairement leur existence. En tant que membre fondateur de l'OMC (1995), l'UE ou plutôt ces quelques parlementaires critiques ne pouvaient que réclamer des réformes sociales et écologiques de l'OMC - sans conséquences pratiques.
Il n'ya pas que l'adhésion à l'OMC qui manque de cohérence. "L'insertion harmonieuse et progressive des pays en développement dans l'économie mondiale" de l'article 130 du traité de Maastricht représente en rapport avec le fonctionnement actuel de l'économie mondiale "libre" une conception contradictoire du point de vue d'une politique du développement. Cette dernière perd complètement toute crédibilité si l'on considère la politique commerciale de l'UE, qui de moins en moins s'inspire des relations de partenariat. Les nouvelles stratégies pour les relations avec l'Asie, l'Amérique latine et les pays méditérranéens correspondent à des stratégies traditionnelles de commerce, qui visent à imposer globalement les intérêts de l'UE. Cette stratégie méprise les intérêts et les besoins du dit Tiers Monde.
On peut le démontrer à l'aide de chiffres: tandis que la part du Fonds Européen du Développement (EEF) par rapport aux prestations totales de l'UE - à savoir la coopération avec les pays de l'ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique) qui selon les critères de l'ONU représente 37 sur 50 des pays les moins développés du Monde (LLDC) - a baissé entre 1994 et1996 de 50,6% à 23,3%, celle de l'Asie et de l'Amérique latine a monté de 10,7% à 16,2%, celle de la Méditerranée de 8,9% à 15,8% et la coopération avec l'Europe de l'Est de l' ancienne URSS de 29,9% à 44,8% (source: epd). Les mêmes tendances se constatent pour les importations de l'UE en provenance de ces quatres groupes de pays. Huit des dix pays qui sont à la tête de la liste des principaux exportateurs et importateurs de l'UE sont des pays de l'Asie de l'Est et du sud-est. La lutte pour de nouveaux marchés a lieu en Asie du sud-est, en Europe centrale et orientale et en Amérique latine. C' est elle qui influe sur les attributions financières de l'UE, et non pas les besoins des populations concernées.
Au lieu d'être la cible d'une politique du développement qui ferait face aux causes de la pauvreté et du manque de liberté, les pays pauvres tombent sous le régime de "l'aide sociale internationale", ce que l'augmentation de l'aide alimentaire et de l'aide humanitaire indique clairement. Cette tendance se montre à son comble dans les scénarios d'intervention militaire de crise. C'est entre autres pour cette raison que l'Union de l'Europe Occidentale (UEO) doit devenir le bras armé de l'UE. Le traité d'Amsterdam mentionne déjà les missions dites "de Petersberg" qui seront expressément incluses dans le nouvel article 17 du traité sur l'Union européenne. Ces missions comprennent:" des missions humanitaires ou d'évacuation de ressortissants; des missions de maintien de la paix; des missions de forces de combats pour la gestion des crises, y compris des opérations de rétablissement de la paix."
... pour les anciennes colonies?
Une politique commune du développement qui mériterait ce nom n'existe cependant pas. Même dans la "coopération" avec les pays de l'ACP la politique européenne commune reste rudimentaire. De coloniaux, les anciens rapports se sont mués en relations post-coloniales de coopération. Le traité de Lomé, qui contenait entre autres un système pour affaiblir les chocs de la chute du prix des produits agricoles et qu'on considérait dans les années 70 comme exemplaire, se trouve dans une phase de restructuration parce que le contexte international s'est gravement transformé depuis 1989.
Que faut-il attendre de ces restructurations? Le livre vert de la Commission sur les négociations de Lomé V ne laisse pas planer beaucoup de doutes. Les mécanismes du marché - ô quelle surprise - doivent résoudre les problèmes. Les privatisations, la libéralisation, l'intégration dans le marché mondial et une croissance induite par les exportations devront venir à bout de la pauvreté - comme si la plupart des pays pauvres et la grande partie de leurs populations n'étaient pas depuis longtemps intégrés au système mondial - dans les pires conditions du marché "libre". Cette conception exclut, malgré une rhétorique sociale poussée les questions de la (re)distribution et les aspects du développement qui concernent la condition des femmes.
Dans les rapports avec les pays de l'ACP, les conditions jusque là problématiques de la coopération au développement restent contradictoires. Sous la pression du parlement de l'UE, on a repris en 1990 dans le traité Lomé IV des normes habituelles des droits de l'homme. Jusqu'à aujourd'hui, la question des droits de l'homme reste imprégnée d'une morale double. Tandis que l'UE assèche largement ses prestations en faveur du Soudan depuis 1990, elle accepte avec quelques réserves rhétoriques les violations des droits de l'homme au Nigéria. Ce pays est à cause de ses exportations de pétrole le pays intégré le plus important dans le traité de Lomé. Les initiatives parlementaires n'ont eu aucun effet. L'UE occulte souvent les problèmes liés aux droits de l'homme par égard pour les ambitions stratégiques de la France en Afrique francophone.
C'est pourquoi, la communauté des Etats ACP est finalement au service des intérêts de la France et de ses ambitions de grande puissance mondiale. C'est la volonté française de jouer un rôle de grande puissance qui détermine la politique par rapport aux pays ACP. Cette volonté se base sur la prédominance française en Afrique centrale et occidentale que la France veut défendre contre la concurrence accrue de la part des Etats-Unis et récemment même de la part du Japon. Les aspirations françaises sont respectées par les autres pays-membres qui tolèrent dans une large mesure même des interventions militaires et le soutien de dictateurs corrompus. Cela n'exclut pas toute divergence d'intérêts. Ainsi, le ministère fédéral allemand de la coopération économique (BMZ) réduira ses paiements à l'EEF; la France deviendra alors le plus grand payeur. Et dans les disputes autour du marché des bananes, l'Allemagne favorise les importations des »bananes dollar« en provenance des plantations de l'Amérique du Sud, tandis que la France - moins pour des raisons de politique du développement cohérente que pour des raisons stratégiques - se prononce pour des quotas d'importation supérieurs pour les bananes de ses colonies actuelles et de ses anciennes colonies. Ces bananes sont en général cultivées par des petits paysans. Il est cependant notoire que les revendications des organisations non-gouvernementales qui réclament une production de bananes sociale et écologique ne jouent aucun rôle des deux côtés .
On préfère manger seul
Nous venons de mentionner les deux caractéristiques principales de la politique du développement de l'UE. D'abord elle n'est qu'un élément subordonné à la politique commune étrangère et économique dans le cadre de la globalisation et des intérêts économiques qui sont poursuivis en concurrence avec les Etats-Unis et le Japon. Deuxièmement, la politique de développement de l'UE est déterminée par les intérêts nationaux et stratégiques de ses membres. Les conséquences en sont des compromis au niveau le plus bas possible. Ces deux éléments, la concurrence dans la globalisation et les vagues compromis entre les Etats-membres de l'UE, se conjuguent dans l'article 130u-y du traité de Maastricht.
Jochen Müller est collaborateur de iz3w (Freburg i.B. Allemagne). L'article se fonde en partie sur des textes de Christine Parsdorfer (iz3w) et Robert Kappel (université de Leipzig).
|